Le Luxembourg à la croisée des chemins
Le mercredi 10 juillet la scène, sinon la culture
politique luxembourgeoise a eu son choc qui, j'espère en fin de compte sera
salutaire. Malgré le fait qu'au niveau mondial il s'agisse d'une anecdote
locale impénétrable, le choc a même été remarqué par la presse internationale(1), du moins pour ses causes immédiates: une lugubre affaire d'espions et la
chute de l'aspirant européen permanent, Jean-Claude Juncker.
Or cette nouvelle, rapportée comme un fait divers qui
vaut 15 secondes sur les télévisions internationales, est tronquée. Elle ignore
la genèse de ce fait rare en politique luxembourgeoise, la chute du
gouvernement. Cette chute a ses origines lointaines dans ce bouillon de méfiance
publique colportée depuis des décennies, l'affaire Bommeleeër qui couvre
l'espace du temps pendant lequel J.C. Juncker était un des responsables
politiques, dont 18 années comme Premier Ministre. L'accélération de la
désintégration du système s'est produite à partir de 2011 avec une réaction en chaîne
de scandales gouvernementaux plus ou moins habilement esquivés: l'affaire Livange-Wickrange, l'affaire Cargolux, l'affaire
SREL, toutes sur l'arrière-fond des grondements de l'affaire et du procès Bommeleeër.
Le tout saupoudré d'allégations d'obstruction de la justice et de musellement
de la Presse. A part l'affaire pan-luxembourgeoise de Livange-Wickrange, toutes
les autres sont placées sous l'égide de Monsieur Juncker ou de ses lieutenants
politiques immédiats. Même le partenaire de coalition le plus docile ne pouvait
continuer à couvrir de tels dysfonctionnements. Le LSAP n'avait plus que le
choix du divorce, car qui ne dis rien consent, et certes on comprendra son
amertume d'avoir été aspiré malgré lui dans cette tourmente.
La grande dilution, la grande évasion, la grande illusion
Pourtant nous avons suivi les travaux douloureux de la
Commission d' Enquête Parlementaire qui peinait pour trouver une raison pour diluer
la responsabilité dans les pannes du SREL. Ainsi espérait-on, que leur chef
Juncker ne serait pas le seul responsable, mais aussi la Commission de
Surveillance et si possible d'autres. On dira aussi, pour amadouer l'opinion,
qu'on veillera à ce que cela ne se reproduise plus! La Commission finissait par
discutailler du sexe des anges en accouchant d'une notion de responsabilité
objective et subjective, en espérant trouver là une autre échappatoire. Il n'en
fut rien. Il ne restait que la grande évasion: la démission au lieu du vote de confiance.
Bref, une dérobade devant les responsabilités.
La grande illusion qui s'ensuivit est que le CSV,
feignant la surprise totale à propos de cette tournure des événements pourtant
signalée depuis des semaines, tel un essaim d'abeilles que des sales gamins auraient
dérangées, se retrouvaient sans préavis, endéans quelques minutes pour un congrès
"flash mob" national extraordinaire à Hespérange. Pas besoin de préparer
ce congrès, car l'adrénaline se substituait au processus démocratique pour "stante
pede" sélectionner J.C. Juncker pour se succéder à lui-même comme tête de
liste aux élections anticipées, que l'on anticipait sans doute correctement, seraient
décidées par le Chef de l'Etat.
Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation
Cette précipitation contraste certes avec la démarche des
autres partis, s'autorisant un moment de réflexion, et le pas délibéré qu' a
pris le Grand-Duc, qui en tant que Chef de l'Etat a voulu d'abord s'entourer de
tous les renseignements pour déterminer la sagesse des décisions à prendre:
dissolution de la Chambre et élections anticipées en Octobre. S'il est clair
que le pays ira vers des élections anticipées, il eut été plus élégant pour les
partis d'attendre ces décisions formelles, tout en son temps, ne fut-ce que pour
sauvegarder les apparences d'une constitution qui fonctionne. La plupart des
partis le font. Comme quoi l'amertume n'est pas bonne conseillère, et la
constitution ne commande pas de respect.
Le grand nettoyage
Si à la suite de ces turbulences qui font remonter à la
surface des graves insuffisances institutionnelles, le Luxembourg rate
l'occasion de se réformer, il ira vers la ruine politique et financière. Pour
commencer, il y a le vaste chantier d'une nécessaire réforme politique.
Il y a d'abord la nécessaire et urgente nouvelle
constitution. Notre constitution a 145 ans et elle a subi 37 amendements. Elle
tend vers l'absurde dans de nombreux articles. Cela fait des années qu’une révision de la
constitution se trame à l’abri des regards. Elle mérite au contraire un large
débat public et un referendum à au moins deux tours. Une nouvelle Constitution
est trop délicate pour la confier aux pouvoirs établis et à leur agenda. Quel
changement de culture politique ce serait, si on limitait aussi les mandats
politiques tant qu’on y est. C’est la longévité des carrières politiques qui
doit être l’explication de l’actuelle implosion de nos institutions. Je
recommande entretemps la lecture du "The Federalist" comme source
d'inspiration, 85 dissertations publiées par James Madison, Alexander Hamilton
et John Jay comme accompagnement philosophique de l'élaboration de la constitution
américaine.
Basé sur les péripéties du passé, j'y verrais bien aussi l'introduction
du principe de subsidiarité comme obstacle constitutionnel à la braderie de nos
intérêts, pour empêcher que des intérêts vitaux soient sacrifiés inutilement
sur l'autel des institutions internationales. Je pense en particulier à cette
tendance luxembourgeoise de vouloir être le meilleur élève, sinon candidat à quelque
chose dans le grand monde international, avec le contribuable luxembourgeois
bon pour payer pour la frivolité.
La transparence
Le meilleur cadre constitutionnel ne vaut pas grand chose,
si le public n'a pas le droit de savoir. Une loi crédible sur l'accès à
l'information (Freedom of Information, FOI), le projet de loi Bodry, est en
train de mijoter depuis 12 ans. L'ancien Premier Juncker n'aime pas cette idée
d'accès du public à l'information, et il l'a dit lors de la réception de la
Presse pour le Nouvel An. Il n'y a aucune autre raison de ne pas la passer de
toute urgence, mais pas sous une forme qui usurpe et pervertit son but premier:
l'accès sans obstacle du public à l'information. Son corollaire est une législation
sur le lobbying pour affiner la transparence du gouvernement. Le public en
effet est aussi en droit de savoir qui est autorisé à jouer de son influence auprès
du gouvernement pour influencer sa politique et sous quelles conditions.
Finalement afin de préserver autant qu'on pourra du
secteur financier, il importe de réformer la Justice et surtout son
fonctionnement de toute urgence. La multiplication d'affaires comme BCCI,
Madoff, Kaupthing et autres finiront par rendre le Luxembourg toxique, car il
ne fonctionne pas comme un état de droit. Les multiples condamnations par la
Cour Européenne des Droits de l'Homme en témoignent, surtout en ce qui concerne
les délais systématiquement exagérés. "Justice delayed, is Justice
denied". Au moment où le fameux procès du Bommeleeër est interrompu pour
10 semaines de congés judiciaires, et accusés, défense, procureur et juges s'en
vont à la plage, vous n'allez pas m'expliquer que tout roule. Mes amis
américains la trouvent bien bonne que notre procès du siècle s'offre un tel
hiatus après trente ans de retards.
Les urgences
Si des grandes questions de principe doivent être résolues,
il y a plus terre à terre: il y a urgence et c'est bel et bien la situation
financière du pays. Le défi massif de 22.000 chômeurs combiné aux déficits
budgétaires grandissants et une dette publique qui vient de monter de €2
milliards, est en train de ruiner la prospérité et les chances d'arriver à des
nouveaux accords de la tripartite. Le phlegme et la négligence avec laquelle
ces trois urgences, chômage, dette publique et tripartite ont été traitées font que leur réparation sera
un défi majeur et désormais urgent car grandissant de jour en jour.
Les jours des solutions faciles, improvisées et vendues
au public avec un bon mot à la clé, ou au contraire reculées aux calendes
grecques, sont finies. Finies aussi les combines d'arrière boutique. Le monde
est à la transparence et à plus de démocratie, médias sociaux aidant.
Le prochain gouvernement décidera du sort du Luxembourg. Il
présidera à sa prospérité ou à son appauvrissement. Le consensus devra être
large, et par conséquent, la coalition devra être large.
On ferait bien de rompre avec le passé pour sauver le
futur.
(1)
New York Times: Luxembourg’s Prime Minister Resigns. http://tinyurl.com/ordcfyk
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