Le ministre luxembourgeois du trésor Luc Frieden a donné une entrevue récemment à Bloomberg(1), dans laquelle il commente les tenants et aboutissants de l’affaire Madoff à Luxembourg. A propos des litiges opposant investisseurs dans les fonds d’investissement luxembourgeois liés à Madoff, et banques dépositaires, il a un mot à dire à chacun, traduit ici librement :
1. « Les banques dépositaires ont une obligation claire de compenser les investisseurs pour des pertes liées à Madoff. »
2. « Un arbitrage international sera une solution plus professionnelle et rapide et qui probablement satisfera tout le monde ». Et d’ajouter : « Je préfère un arbitrage de deux, trois ans à une centaine d’actions en justice résolues en 10 ans. »
Je souscris des deux mains. C’est ce que je supposais moi-même, mais le voilà confirmé clairement et franchement par le Ministre du Trésor et de la Justice, et selon certains, futur Ministre des Finances.
En souscrivant ainsi aux propos du ministre, je voudrais aussi faire valoir une certaine expertise personnelle en ces domaines, et une objectivité certaine dans mes commentaires. Elles sont basées sur ma perspective unique d’un ancien « insider », assez éloigné géographiquement de Luxembourg depuis vingt ans pour être neutre, et étant en ce moment même, malheureusement, consommateur de justice luxembourgeoise.
Les deux déclarations du ministre représentent implicitement un diagnostic de PFJ, Paradis Fiscal et Judiciaire.
Le paradis fiscal attire les capitaux, propres et malpropres, et ceux-là attirent les Madoff. Les opérations Madoff dans le monde ne peuvent fonctionner que dans des écosystèmes spécifiques, où un certain environnement légal et réglementaire et financier se rencontrent. A cette intersection se retrouvent argent en quête de revenus faciles et d’exemption d’impôt, laxisme, investisseurs vulnérables. La fraude prendra vite sa dynamique propre avec des manutentionnaires, qui souvent seront des locaux, et qui seront involontairement ou volontairement aveugles.
Le paradis judiciaire luxembourgeois réduit le risque de conséquences si l’on se fait prendre. Il y a paradis judiciaire, si le ministre de tutelle dit qu’il vaut mieux s’adresser à une justice privée plutôt qu’à la justice officielle de son propre pays, parce qu’elle mettra 10 ans pour en venir à une conclusion. Il n'exclut pas que l’on puisse accuser la justice de parti pris… Nous savons qu’il y a d’autres critères selon l’OCDE qui définissent un paradis judiciaire, mais ils sont mineurs après cette déclaration.
Quels sont les risques que courent les participants de ce scénario à la Madoff? Cela dépend de quel acteur on parle, et il y en a trois: l’investisseur, le fraudeur et le Luxembourg.
1. L’investisseur bien sûr perd tout : son capital, son sommeil et sa qualité de vie. Une action en justice dans sa juridiction d’origine est précaire, surtout quand il s’agit « d’argent noir ». Les filous le savent. Reste la voie luxembourgeoise, mais il a fallu plus de 6 mois déjà pour qu’une autorité établisse clairement les principes entourant le cas Madoff. Le flou artistique créé par l’intersection malencontreuse des règlements de la place et du droit civil ne facilite pas les remèdes rapides et indispensables dans de tels litiges. Puis le ministre parle de procédures pouvant durer 10 ans. C’est totalement inacceptable, mais, il dit la vérité. Je peux en témoigner personnellement:
En 2004 j’ai porté plainte civile contre deux associés, personnages bien en vue à Luxembourg, pour rupture de contrat. Comme il y a soupçon d’abus de biens sociaux et de faillite frauduleuse, une plainte pénale a été déposée et reçue également. On m’a expliqué que les curateurs généralement ignorent les indices de fraude dans les faillites, et pratiquement jamais ne portent plainte. L’impunité est donc presque garantie! Il est certain aussi que les tribunaux manquent de moyens qui seraient en rapport avec la dimension du centre financier, et cela comprend également les moyens insuffisants de la Police Judiciaire, voire de la cellule « Financial Investigation Unit », ou FIU. Le résultat est que dans mon cas, justice n’est pas encore rendue , alors que nous écrivons 2009. Ce qui tend à confirmer les propos du ministre par mon exemple concret. Justice est remise à plus tard. Comme dit le proverbe américain : « Justice delayed is justice denied ».(2)
2. Le fraudeur a donc une chance de s’en sortir à bon compte. Ainsi, Madoff a tenu jusqu’au collapse de sa machine infernale, ce qui lui faisait plus de 30 ans d’impunité. Ce n’est pas vraiment imputable à une déficience de la supervision luxembourgeoise. Mais admettons, quel coup d’éclat cela eut été, que le Luxembourg démasque Madoff avant sa chute! Les opérateurs luxembourgeois, banques et professionnels impliqués avaient certes même une chance plus élevée encore que les régulateurs de démasquer la fraude, si toutefois ils avaient examiné davantage cette opportunité d’investissement qui était trop belle. Et qui sait, peut-être a-t-il été démasqué, mais le démasqueur s’est alors fait complice. Sachant qu’il bénéficie de la même probabilité d’impunité. De source luxembourgeoise bien informée, car l’information n’est pas disponible publiquement, faute de transparence, j’ai appris qu’ainsi le « manutentionnaire » local en chef, et bien en vue, dans un grand scandale financier récent s’est vu infliger une amende de €1.500. Il n’y a pas de loterie moins chère au monde, où pour ce prix là on gagne à chaque fois. Qui dit que le crime ne paye pas ?
Dans mon cas personnel, relaté plus haut, les deux personnages accusés mènent une vie publique sans gêne depuis ces 5 ans, un peu comme Madoff avant sa chute.
Il reste encore un mot à dire des sanctions qui généralement pour les fraudeurs sont inexistantes, car il n’y a soit pas de plainte du tout, soit plainte et le cas échéant sanctions, mais ou elles sont anémiques en comparaison internationale et en aucun rapport avec l’ampleur des fraudes ou manquements.
3. Le Luxembourg est le grand perdant dans ces incidents récents, véritables scandales. D’abord il y a eu une perte de réputation causée par les listes de l’OCDE, puis par le scandale Madoff. Luxembourg, ses investisseurs se sentant trahis, a perdu ses « amis ». Ensuite il y a eu une solide perte de revenus fiscaux auxquels le budget annuel s’était habitué. Et si ce n’était pas seulement imputable à la crise? En ces temps de formation d’un gouvernement de coalition, il faut espérer que les alarmes soient vues et entendues. Les rigueurs de la loi, indispensables à une bonne gouvernance de la place financière et des moyens d’investigation adéquats et la capacité de rendre justice sans délais devraient figurer en haut de la liste des priorités. Ce serait un bon achèvement que d’éviter de figurer sur la prochaine liste qui ne manquera pas de venir : celle, rouge de honte, des paradis judiciaires.
Egide Thein
2009.06.23.
(1) http://www.bloomberg.com/apps/news?pid=20601087&sid=a8KUxW1cXdvU
(2) Une satire du cas est en développement sur : http://peckvillchen.blogspot.com
Wednesday, June 24, 2009
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