Voici une contribution experte sur le phénomène luxembourgeois étrange,
illicite et unique dans le monde des démocraties. C’est ce phénomène, distillé
par l’hebdomadaire allemand « Der Spiegel » dans son édition du 12
Septembre dans un article intitulé « Das Luxemburg Prinzip » sur les (hauts)
fonctionnaires luxembourgeois membres de Conseils d’Administration.
La contribution est experte, parce que Madame Biermann connait la loi et
les principes constitutionnels. Elle a fait sa carrière dans la magistrature. Retraitée,
elle ne doit certainement plus s’encombrer du contrôle social à la luxembourgeoise,
qui la ferait se taire. Elle peut donc combiner honnêteté et expertise.
Le phénomène des administrateurs est unique, car il est typiquement
luxembourgeois. Dans toute démocratie, la pratique est illicite et est
certainement l’objet d’une loi restrictive luxembourgeoise. Aux Etats-Unis, ce
serait l’ultime scandale, voire un crime de corruption.
Le problème est grave, car il est bien entendu que la pratique sera perçue
comme un système corrompu depuis l’étranger. Il est aussi insupportable vu de l’intérieur,
et il ne peut être défendu par les quelques justifications maladroites des
figures politiques qui le couvrent.
En réalité c’est l’instauration d’une tradition qui récompense le
fonctionnaire pour son zèle politique d’une part, et son allégeance au
Management de la société en question d’autre part, qui généralement fait tout
pour contrôler le Conseil d’Administration. Et certainement pour contrôler le
fonctionnaire-administrateur et son Ministère par le biais d’une juteuse
compensation du fonctionnaire. Madame
Biermann décrit une approche ultra-libérale de l’économie luxembourgeoise.
Curieusement la politique économique a aussi des aspects (inavouables) de
corporatisme d’Etat ! C’est le grand écart luxembourgeois. Il ne manquera
pas d’engendrer encore maintes crises dues au laxisme et permissivité résultants,
du genre de paradis divers et Luxleaks.
Il ne m’est pas connu à combien de rédactions Madame Biermann a adressé sa
lettre ouverte. Je n’ai vu que deux instances de sa publication : Le
Jeudi et Privat. « Das Luxemburg Prinzip » en action ?
« A propos de la polémique sur les deniers publics illégalement déviés
dans les poches de quelques hauts fonctionnaires »
« Etat de droit ou Etat bouffon? » interroge l’ancienne magistrat
Marguerite Biermann dans un courrier à la rédaction du Jeudi:
« C’est avec un malin plaisir certain que le « Spiegel »,
dans son édition du 12.09.2015, a mis le Luxembourg sur la sellette à propos
d’un scandale, selon lui exclusivement et typiquement luxembourgeois qu’il
nomme « Das Luxemburg-Prinzip ».
Il s’agit d’un abus perpétré et connu de longue date, à savoir, le
détournement de fonds publics par les fonctionnaires de l’État délégués par
l’État dans les conseils d’administrations de certaines sociétés anonymes.
Il faut savoir que dans notre système économique ultralibéral, l’État
n’exerce pas lui-même les activités dans l’intérêt des citoyens dont il a reçu
le mandat de gouverner, mais qu’il s’en décharge sur le secteur privé,
c’est-à-dire sur diverses sociétés anonymes, telles CREOS, ENOVOS (anc.
CEGEDEL), CLT, LUXAIR, SES, etc… Il est en plus actionnaire dans de nombreuses
sociétés anonymes de toutes sortes estimant, à tort ou à raison, que de telles
participations sont utiles au bien public.
Face aux opposants à ce régime qui trouvent scandaleux et inadmissible
qu’en fait nous soyons gouvernés non pas par notre gouvernement
démocratiquement institué, mais par des sociétés commerciales privées,
c’est-à-dire des sociétés dont le but exclusif est de faire le maximum de
profit sans souci ni obligation de veiller à la protection et à la sauvegarde
des intérêts des citoyens et de la nation, le LSAP s’est senti obligé d’agir et
a pris l’initiative de la loi du 25.07.1990 qui règle le statut des
administrateurs représentant l’État ou une personne morale de droit public
(telle p.ex. une administration communale) dans une société anonyme.
Celle-ci était présentée comme le remède contre ce raz-de-marée libéral qui
menace d’emporter tout le système d’un État démocratique basé sur la
souveraineté du peuple, dans lequel nos braves citoyens, engourdis par les
berceuses hypocrites de nos gouvernants, croient toujours.
Il fut ainsi expliqué au bon peuple que le fait de pouvoir déléguer un de
ses fonctionnaires au conseil d’administration des sociétés en question,
conférerait à l’État le contrôle sur les activités de celles-ci afin d’empêcher
qu’elles agissent au détriment des intérêts publics.
Quand on sait que les réelles activités et opérations commerciales d’une
société sont décidées et gérées par quelques personnages-clés qui souvent ne
sont même pas membre du conseil d’administration et que les délégués de l’État,
lors des assemblées annuelles ordinaires ou extraordinaires n’entendent que ce
qu’on veut bien leur dire et ne voient que ce qu’on a décidé de leur montrer,
il faut reconnaître qu’en réalité, cette loi est une farce. Car, au lieu
d’instituer un contrôle de l’État sur les sociétés, elle est exploitée par
celles-ci à leur profit, puisque, par l’intermédiaire de ces fonctionnaires de
l’État, amplement bonifiés par leurs soins, ce système leur procure un accès
facile auprès des divers Ministères afin d’obtenir les arrangements et
avantages qu’elles recherchent.
Dans son interview donnée au « Spiegel », Monsieur le Ministre
Schneider le confirma d’ailleurs candidement: « Nous sommes intimement
liés à l’économie. Nous connaissons ce dont elle a besoin » et il explique
que les nombreux mandats qu’il a occupés dans les diverses sociétés privées lui
ont appris « ce dont elles ont besoin».
Ces nominations de fonctionnaires à des postes bien rémunérées est
également un moyen utile pour les hommes politiques de se rendre mutuellement
service et de récompenser et s’attacher des personnes susceptibles de jouer un
rôle important dans l’avenir et elle permet aux fonctionnaires ainsi nommés de
faire carrière en politique ou dans le secteur privé ou de s’y garer en cas de
changement de gouvernement en attendant leur retour.
Mais ce qui s’ajoute à tout cela, c’est l’avantage financier, car ces
postes sont copieusement rémunérés par les sociétés.
C’est pourquoi le législateur de 1990, dans un souci d’équité a décidé que
« les émoluments leur revenant sous quelque forme que ce soit, sont
touchés par l’État… » et « qu’il appartient au gouvernement en
conseil…d’arrêter les indemnités à allouer à ces administrateurs pour
l’accomplissement de leur mission ».
Ces mesures sont absolument justes et logiques. En effet, en droit, c’est
l’État qui est membre du conseil d’administration et en porte la
responsabilité, alors que le fonctionnaire délégué n’occupe ce poste qu’en
qualité de mandataire et n’est responsable que comme tel vis-à-vis de l’État.
Les indemnités doivent donc être versées à l’État qui, de son côté, doit
rémunérer ses mandataires. Ce système est également juste sur un plan pratique,
puisque d’une façon générale, il est toléré que ces délégués exercent ces
fonctions sporadiques pendant leur temps de travail.
Et voilà que nous arrivons aux pratiques scandaleuses si violemment
décriées par le Spiegel.
Il est, en effet, connu par tous ceux qui s’y intéressent ou devraient s’y
intéresser, tels les ministres, la Cour des comptes, les députés, le Parquet,
que depuis que la loi précitée existe, les dispositions légales y contenues
n’ont jamais été respectées. Ainsi les sociétés concernées, au lieu d’envoyer
les émoluments à l’État, les versent-elles directement aux administrateurs
représentants. Jamais aucun d’eux n’a réclamé et renvoyé le montant en question
en priant la société de le transmettre à l’État, ni l’a envoyé à l’État en le
priant d’agir selon les termes de la loi.
Si l’on sait qu’il s’agit en l’occurrence de sommes juteuses qui
s’additionnent pour ceux qui occupent plusieurs mandats et s’ajoutent à leur
traitement substantiel de fonctionnaire, on ne peut que s’étonner que des
personnes apparemment honorables, la plupart fortunées et gagnant bien leur vie
auprès de l’Administration, se laissent aller à se mêler de pratiques que le
code pénal qualifie de vol, d’abus de confiance, de détournement de fonds
publics, ou encore de concussion. De même faut-il se demander comment nos
gouvernements successifs de toutes les couleurs, conscients de cet état de
choses ont pu se faire complices en ne respectant pas eux-mêmes les
prescriptions légales.
Qu’on ne nous dise pas que ni les bénéficiaires, ni les autorités
n’auraient été au courant de ces pratiques.
Déjà en 1996, Monsieur le député H. Grethen a questionné Monsieur le
Ministre d’État, J.C. Juncker sur ce disfonctionnement. Monsieur Juncker lui a
répondu en avouant que depuis la loi de 1990, à une exception près, les
sociétés rémunèrent directement les fonctionnaires délégués et il a promis de
saisir le Conseil du gouvernement afin de régulariser la situation.
Rien n’a changé depuis.
En 2014, Monsieur le député Justin Turpel s’est adressé à Monsieur le Ministre
d’État Xavier Bettel afin de percer l’opacité dans laquelle le Gouvernement
cherche à noyer cette affaire. Après de réels efforts et la ténacité qu’on lui
connait, il a finalement obtenu une liste des fonctionnaires-représentants
actuels. Cependant, malgré son obstination, il n’a pas réussi à obtenir un
relevé des montants touchés par eux. Tout cela est jalousement tenu au secret.
Aussi, contrairement aux règles d’un État démocratique, ces dépenses ne
sont-elles pas publiées au budget et ne sont donc pas portées à la connaissance
des députés, ni de la Chambre des comptes, ni à fortiori du grand public.
Cela ne semble pas déranger nos Ministres.
Ainsi Monsieur Pierre Gramegna, lors de l’émission Back-ground du
19.09.2015 a cyniquement affirmé que chaque année, le Conseil des ministres
déciderait que les administrateurs, délégués par l’État, peuvent garder les
indemnités leur versées par les sociétés. Il faut espérer qu’en faisant ces
déclarations, Monsieur le Ministre n’ait pas tout simplement menti. Car ni
Monsieur Juncker, lors de la question parlementaire de Monsieur le député H.
Grethen, ni Monsieur Bettel lors de celle posée par Monsieur Turpel, n’ont
mentionné de telles décisions. Ni d’ailleurs, Monsieur le Ministre Schneider
interrogé à ce sujet sur RTL. Où sont les procès-verbaux contenant de telles
décisions?
Faut-il relever que, même si cela était le cas, cette pratique serait
illégale. Où sommes-nous donc si, par une simple décision du Conseil du
gouvernement, les Ministres peuvent abolir les lois?
La légèreté, la nonchalance, voire l’arrogance avec laquelle, par un revers
de manche, ces Messieurs balaient des reproches pourtant sérieux, effraient.
Tout comme le discours de Monsieur Schneider qui a fait sa carrière politique
dans les rangs du LSAP et qui, sans états d’âme, déclare allègrement poursuivre
une politique ultralibérale parce qu’il ne lui resterait pas d’autres choix. Il
était pourtant entièrement libre de ne pas devenir Ministre dans un
gouvernement qu’il savait être aux mains des ultralibéraux, tant nationaux
qu’européens, voire internationaux.
A voir les dégâts irréversibles que cette politique, centrée exclusivement
sur la productivité et le rendement au profit des capitalistes et au détriment
de notre peuple, nous cause, on est tenté de dire que voilà le grand scandale
au côté duquel celui des indemnités illégalement versées et retenues, n’est
qu’une broutille. Cela ne saurait cependant excuser ceci. Car, outre le dommage
matériel subi par la communauté et le trouble à l’ordre public causé par l’État
et les fonctionnaires concernés, il y va de la respectabilité de notre État et de
ses institutions. Ainsi ne serait-il que justice que le Parquet fasse son
devoir. Son rôle consiste en effet à veiller aux règles de droit par tous
les citoyens et à sanctionner leur non-respect à l’égard de tous les
membres de la population.
Comment le justiciable ordinaire pourrait-il comprendre que le Parquet le
poursuit pour le moindre vol ou abus de confiance s’il s’abstient d’agir à
l’encontre de nos responsables politiques et les fonctionnaires au service de
l’État?
Le Parquet porte donc une grande responsabilité puisqu’il dépend de lui de
garantir que la Justice soit la même pour tout le monde, ce qui est un principe
essentiel constitutionnellement garanti, sans le respect duquel il n’existe pas
d’État de droit.
Aura-t-il le courage de relever ce défi et de démontrer que, contrairement
à la majeure partie de l’opinion publique, il est politiquement neutre et
indépendant.
Ou, en s’abstenant d’agir, donnera-t-il raison à ceux, qui, tant à
l’intérieur qu’à l’extérieur de notre pays, raillent le sérieux de notre État
tel qu’a essayé de le faire le journaliste du Spiegel ? »
Marguerite Biermann