Jean-Claude Juncker, l’homme à la
page
Nous venons de vivre un feuilleton à propos d’une page manquante dans un
rapport sur la fraude fiscale, vieux de 18 ans, que Jean-Claude Juncker, alors
Premier Ministre et Ministre des Finances du Grand-Duché de Luxembourg avait commandité
à Jeannot Krecké, Membre du Parlement en 1997. Krecké a présenté une version officielle et une version officieuse (à vrai dire secrète) de son rapport à
Juncker. La différence ? La version officieuse a une page supplémentaire,
traitant de la pratique des rescrits ou « tax rulings » du Bureau 6, dont
l’unique occupant était Marius Kohl pendant des années. Ce rapport n’a été vu
que par trois personnes : Krecké bien-sûr, Juncker, et Lucien Lux,
camarade de parti de Krecké. Or Juncker, pour se dégager de toute responsabilité
dans la pratique des tax rulings dans le pays qu’il dirigeait, a toujours prétendu qu’il n’a jamais eu connaissance de la
pratique. Dans le film « Casablanca », le Capitaine
Renault disait: «I'm shocked, shocked to find that gambling is
going on in here!” Pour Juncker aussi, c’était en tous cas plus confortable
de s’en laver les mains, que d’apparaitre soudain comme le grand alchimiste qui
recyclait des milliards d’impôts en une poignée de dollars, dans sa forteresse
luxembourgeoise.
Attention : un leak peut
cacher un gate
Mais voilà. Le rapport Krecké soudain étale au grand jour que Juncker était
bien au courant. Et de Luxleaks, les fuites, on en arrive au Leak-gate, le
besoin de mentir. Comment un “leak” peut-il devenir un « gate »? La
recette est simple : vous prenez un responsable politique qui couvre un
secret inconfortable, vous dévoilez le secret du responsable par un « leak ».
Presque automatiquement, notre responsable va mentir, pour protéger sa carrière,
pense-t-il. Mais le mensonge est court sur pattes, et n’ira pas très loin. Il
faudra maintenant mentir sur le mensonge : invoquer l’amnésie et la
vieillesse ennemie sont d’assez bons mensonges, car personne d’autre n’est accusé.
Que « tout le monde le fait », cela va encore. Plus délicat est d’impliquer
une tierce personne. Comme par exemple, « Krecké m’a caché tout, je n’étais
pas au courant ».
Nous venons d’assister à l’illustration de la recette pour créer un « gate »
par Jean-Claude Juncker, l’actuel Président de la Commission Européenne. Pour
se sortir du Leakgate il a choisi la meilleure des trois options, la première,
l’amnésie. Bien-sûr qu’on a retrouvé la page manquante, mais il ne se rappelle
pas de l’avoir jamais vue. Puis par miracle elle est retrouvée et on la leak à
son leakeur préféré, « Der Spiegel ». Et on s’occupera de Fabio de
Masi, l’eurodéputé envahissant, après l’Oktoberfest, autour d’un bon verre à la
cantine à Strasbourg.
L’encre de la page manquante n’est
pas encore sèche
C’est une boutade, je sais. Elle est inspirée par les cachotteries de ces
derniers mois, et tel que Saint Thomas, je demande à voir. La fameuse page du
Spiegel, version officielle de la Wiedergutmachung junckerienne incite les
doutes. J’ai pris la description officielle parlant d’une « page manquante » littéralement.
Je pense que c’est d’ailleurs l’entendement universel dans la presse qu’il
manquait une page dans la version officielle du rapport Krecké. Or la
page publiée est une photocopie (apparemment), composée de deux parties.
Il y a en effet une ligne d’ombre horizontale qui sépare le premier paragraphe du
second. Ce qui indique que c’est soit un assemblage de deux pages découpées,
(ce qui aurait fait deux pages manquantes), soit qu’une partie du texte
pourrait avoir été enlevée. L’autre indication qu’il s’agit d’un bricolage est
que la partie inférieure du texte est légèrement décalée et inclinée vers la
droite. Voici LA PAGE en question:
Dans le rapport public, l’entête 5.2.4.3.6. « Treaty Shopping » qui donc
logiquement suivait la page en question et est remontée pour prendre la place
de ce qu’était 5.2.3.4.6. « Tax Ruling ». Cette entête se trouve en bas de la
page 134, le corps sur la page 135. Pourquoi ne pas publier les deux pages 134
avec l’entête, et la page 135 avec le corps du texte ? Le corps de ce
texte aurait dès lors rempli la page 135 sans « page break », donc sans ombre.
D’ailleurs la page produite ne porte ni le numéro de page 134, ni 135. Que
signifie donc cette coupure apparente qui provoque la ligne d’ombre? Surtout
que dans ce texte-ci il n’y a rien d’un secret d’Etat à cacher. On y accuse
même les Néerlandais d’y aller très fort en ce domaine des rulings. Une
feuille de vigne hollandaise dès les premiers moments?
La suspicion est une réaction normale envers quelqu’un qui officiellement a
élevé le mensonge en procédé de gouvernement. Elle est alimentée par le résultat
pauvre et la piètre performance dans le « damage control », suivant
Luxleaks. La meilleure réponse publique à une telle crise doit suivre quelques
principes fondamentaux et demande du professionnalisme dans la communication. D’abord,
quand les choses deviennent sérieuses, il ne faut PAS mentir. Le plus vite la vérité
est dévoilée, le plus vite le problème s’en va et on oubliera. Pour communiquer
la vérité, il faut s’entourer de professionnels de la communication. Surtout si
l’on a besoin d’une petite blonde pour envoyer un tweet. En ce cas il vaut
mieux s’abstenir aussi de découper un texte pour le rafistoler en une seule
photocopie. Puis dire qu’on regrette est OK aussi. Ce serait bien, car les gens
pardonnent vite. La seule chose qui ait été traitée plus ou moins convenablement
était de dire qu’on ne le refera plus jamais. Mais si !
En attendant, la Présidence de Juncker est entamée. L’Europe est dirigée
par le tandem Merkel-Hollande. Ils reçoivent Poutine et Juncker n’est même pas invité.
La Présidence luxembourgeoise prend des
initiatives, et le nouveau Premier Ministre luxembourgeois, Xavier Bettel, fort
de la Présidence luxembourgeoise de l’Union va lui aussi voir Vladimir Poutine à
Sotchi. C’est là qu’est l’action. Juncker pendant ce temps veille aux petites corvées
bruxelloises.
Chacun pour soi, et tous pour un
En attendant, l’Union Européenne, qui selon Juncker ne doit pas évoluer
vers les Etats-Unis d’Europe, évolue vers une désunion de plus en plus
parfaite. La crise des migrants met les accords de Schengen entre parenthèses,
l’Anglais David Cameron n’était pas à Paris non plus pour rencontrer Poutine et
il fait face au UKexit, et la Catalogne ouvre la voie vers une Europe non pas
unie mais pulvérisée, granulaire. Egoiste et profiteur.
Dans un dernier sursaut pour la vieille Europe, l’OCDE vient poser des bandages
sur la plaie des tax rulings. Dorénavant, il est proposé que les
multinationales rapportent pays par pays : les bénéfices, le chiffre d’affaires,
le nombre de salariés, les actifs et les impôts payés. En tout cas selon Pascal
Saint Amans de l’OCDE, ce sera la liste de souhaits pour le prochain G20.
Le Luxembourg peut envisager ces changements avec phlegme. C’était le
secret bancaire et son évasion fiscale qui était le problème majeur et
intenable du pays. Ce n’est pas l’optimisation fiscale tellement décriée dans
Luxleaks. Fruit du laxisme et de la permissivité, bien-sûr, elle heurtait les intérêts
d’autrui sans être pourtant illégale. Le manque à gagner pour le Luxembourg sur
des impôts qui étaient minuscules ne devrait pas heurter trop le budget. Quelqu’un
qui ne paye pas d’impôt et n’a pas d’autres activités locales, ne remplit pas
les caisses. En outre, les tax rulings ne disparaitront pas. Et je suis certain
que les Big Four raffineront quelques autres manœuvres pour parquer de l’argent
exempt d’impôt dans le pays : royalties, prêts inter-compagnies, primes de
réassurances, capital à risque, family office. On sera même deux clicks en
avance sur l’OCDE. Et ce sera de bonne guerre sans doute.
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