Qatar: Les grands choix stratégiques du Grand Duché de Luxembourg
Un petit pays sait qu'on a souvent besoin de plus grand
que soi. L'inverse, que l'on a souvent besoin d'un plus petit que soi, fleurit plutôt
dans les fables. Fort de cette sagesse, le Luxembourg a toujours œuvré pour
compenser ses faiblesses, en adhérant à des alliances avec plus grand que soi pour
sa sécurité, à des partenariats économiques et des unions politiques. Certains
ont donné à nos récentes relations avec le Qatar le caractère de "relation
stratégique". Le Qatar est-il vraiment une relation stratégique, et quelle
est cette stratégie? Est-il plus grand que nous ou avait-on besoin de plus
petit que soi?
Nos partenaires stratégiques traditionnels
Historiquement, le Luxembourg a toujours eu besoin de
plus grand que soi économiquement. Ce fut le cas avec le Zollverein, suivi en
1921 par une relation économique et monétaire très étroite avec la Belgique scellée
par la signature du traité d'Union économique belgo luxembourgeoise. L'après-guerre
a vu l'extension de l'UEBL au Benelux, pour aboutir à l'UE.
Pour sa sécurité extérieure, après les leçons sur la validité
de son ancien statut de neutralité, le Luxembourg a rejoint des alliances,
l'Union de l'Europe Occidentale (UEO) d'abord sous la panique de la menace soviétique
d'après-guerre, puis l'OTAN, qui est essentiellement le parapluie nucléaire
américain. Ces politiques étaient destinées à nous fournir une stabilité économique
et financière, des marchés, des innovations et à garantir notre sécurité extérieure.
Elles étaient portées par un large consensus national. Les arrangements entre
Etats se prolongeaient aussi dans la vie par des réalisations concrètes d'échanges
économiques et culturels, des implantations d'entreprises grâce à une promotion
ciblée du Luxembourg aux Etats-Unis, au Japon et dans les pays européens. Bref,
une ouverture du pays sur l'extérieur.
Le Qatar est-il un partenaire stratégique?
Il faut le penser, étant donné que les échanges officiels
au plus haut niveau ont initié les relations économiques subséquentes, et en
sont même parties. Cela correspond à une politique volontairement menée, c'est
donc une stratégie. Est-elle heureuse et bien pensée?
Les pays du Golfe regorgent de richesses en
hydrocarbures. Ces richesses se retrouvent généralement dans des fonds
souverains ou le "souverain" du pays et le fond sont souvent la même entité.
Ou alors elles se retrouvent dans une suite de "family offices" des
quasi banques privées. Il n'est certes pas interdit à un centre financier
d'attirer cette clientèle. Mais
elle est particulière et demande des lignes de conduite et un encadrement particuliers.
La stratégie est reflétée
par des visites multiples de MM. Krecké et Frieden qui ont emmené à l'occasion
le Grand-duc héritier. Fort de mes anciens instincts et expérience, j'ai mis en
question cet engouement, qui me paraissait sans nuance, pour ce genre de
partenaire privilégié (1) (feierwon.blogspot.com du 23 juin 2011). La plus
belle illustration du grand écart que le Luxembourg s'apprêtait à faire avec le
Qatar a été donnée par le Ministre Krecké, qui a déclaré à l'occasion que
"si nous restons attachés à nos principes, nous perdrons le
business!" Au point qu'un illustre membre d'Amnesty International,
Monsieur Robert Altmann s'est ému aussi dans une lettre publique de cette
amitié. (2).
Les objections ne s'arrêtent
pas aux seules questions de principe. Le choc culturel est large. La
constitution du Qatar est telle, qu'elle ne servira pas de modèle à le révision
de la constitution luxembourgeoise (3) La loi islamique est appliquée et est
susceptible d' hérisser quelques poils occidentaux. La législation du travail
est rudimentaire, les dizaines de milliers de travailleurs migrants sont soumis
aux velléités des employeurs et les syndicats n'existent pas.
Déjà quelques orientations
fondamentales du Qatar semblent renfermer des sources de conflit avec les
positions internationales du Luxembourg, voire la mentalité luxembourgeoise.
Ainsi il y a déjà conflit avec un Luxembourg, membre du Conseil de Sécurité de
l'ONU, et la position sur le Hamas, organisation terroriste pour nous, objet de
largesses financières pour le Qatar. Le Moyen Orient devient un champ de mines
pour notre diplomatie entre ONU, Hamas, Qatar, Iran et Israël. Il est vrai que
l'on ne peut gérer cela que si on laisse filer quelques principes comme disait
l'autre.
Enfin et c'est presque une
caricature, le Qatar est un membre proéminent de l'OPEC, ce qui est un cartel
qui manipule les prix du pétrole, tout comme Cargolux, qui comme on le sait, a manipulé
les tarifs en collusion avec les autres lignes Cargo. Cargolux a été puni, le
Qatar et l'OPEC pas encore. Mais ils le seront doublement: d'abord quand les
Etats-Unis passeront la loi connue sous le nom de " No Oil Producing
Cartels Act", ce qui donne le joli acronyme de "NOPEC", destiné
à mettre fin aux chantages de l'OPEC. Le deuxième choc est entrain de se réaliser
avec l'exploitation en accélération de gaz et pétrole de schiste aux Etats-Unis
et dans le monde, qui sont entrain de casser les prix, avec des réserves US de
20 fois celles de l'Arabie. C'est dans cet environnement de conflit, de désaccord
et d'incompréhension et de disharmonie culturelle que le Luxembourg croit avoir
trouvé un nouvel allié stratégique?
Cargolux: Quand Luc s'embourbe
C'est sous un soleil
écrasant qu'en février 2011 Luc Frieden débarque dans les sables du Qatar. Il
reviendra au Luxembourg avec, à la surprise générale, un accord pour la
participation de Qatar Airways dans Cargolux. Les uns diront qu'ils n'étaient
pas au courant. Si, si répond l'autre. Entretemps Frieden met en scène sa propre trilogie de
Wallenstein avec comme acteur principal son ami François Pauly qui selon
"Forum" rejoint tour à tour Hinduja pour briguer ensuite la direction
de KBL, en instance d'acquisition, et finir au troisième acte dans cette même
position à la BIL. C'est sans doute une
de ces fameuses synergies, sinon singeries annoncées. Voilà au moins un objectif
luxembourgeois atteint donc, mais limité et tactique seulement. Le Qatar voit
plus grand que cela. Car toutes les autres "stratégies" luxembourgeoises
annoncées en 2011, slogans superficiels sans contenu et sans réflexion, font
figure de vaudeville en rétrospective. Monsieur Juncker, qui dit-on est déjà
titulaire de l'ordre "Wider den Thierischen Ernst" a fait une
prestation à l'occasion de la visite du Premier du Qatar en juin 2011, qui en
fait se révèle maintenant comme de l'humour noir. Il a annoncé que grâce à ce
mariage arrangé par Luc Frieden, Cargolux ouvrirait des nouvelles routes,
embarquerait des nouveaux clients, augmenterait ses affaires, bref créerait des
nouveaux emplois. Je comprends si personne ne rit de cet humour là, un an plus
tard.
Il est remarquable que le
Qatar, par Precision Fund interposé, acquiert toutes ses propriétés luxembourgeoises
en-dessous de valeurs repères annoncées antérieurement: €300 millions en-dessous
du prix offert par Hinduja pour la KBL, 50% en-dessous du premier chiffre
annoncé pour la BIL, et environ $60 millions de dollars en moins que HNA/Yangtze
pour Cargolux. En commerce cette tactique s'appelle "Bait and Switch". Il
faudrait quand-même donner quelques apaisements au bon peuple à ce sujet, car
Ali Baba vide notre caverne et semble connaître tous nos mots de passe.
D'un autre côté, on est resté
le champion de l'ingénierie financière et réglementaire. Ainsi avec les
superbes négociateurs du Qatar, on s'est creusés pour circonvenir les
objections de la Commission Européenne à un accroissement futur de la
participation de Qatar Airways dans Cargolux, en établissant Precision Capital à
Luxembourg. Precision a bien visé et est ainsi européenne. Eux, ils ont une
mission avec des objectifs, et ils ont mis en place les moyens pour atteindre
leurs objectifs qui sont grands et multiples. Nous, naïfs et en crise, avons
développé une mentalité de perdants. Nos objectifs sont à cette hauteur: sauver
les meubles.
Un autre petit objectif particulier
luxembourgeois était de permettre la sortie des investisseurs privés de
Cargolux par le biais d'une acrobatie financière avantageuse pour eux, avec
l'aide d'un contrat fiduciaire avec ING. Le "Land" a baptisé l'opération
de "Friedengate".
Cargolux: Le gouvernement luxembourgeois décide qui fait des
profits.
Tout bagne rétorque
Monsieur Frieden sur les ondes de RTL. Tout est légal et transparent, et sera montré
au public, qui a le droit de savoir, comme vous savez. A ce stade, sa narration
s'entendait comme un exercice pratique dans un cours de logique sur les
sophismes: Cargolux qui avait cessé de négocier avec Qatar Airways, se retrouve
lié par un accord qui n'avait pas son accord? L'offre chinoise de HNA était de
50% supérieure, mais les vendeurs préféraient vendre pour moins. Puis les
actionnaires privés voulaient quand-même plus?
Monsieur Frieden explique
que c'est normal que l'actionnaire qui se retire mérite une rémunération supérieure.
Ah bon, donc avec HNA ils auraient obtenu d'abord plus et encore plus selon
cette logique? Retenons qu'en ce cas, en tant qu'actionnaire, moins on gagne plus
on reçoit si on est privé? Les employés de Cargolux supporteraient une telle idée
pour eux-mêmes. Hélas, l'histoire n'est pas crédible:
D'abord l'Etat voulait se
retirer lui aussi, mais n'a pas eu le traitement de faveur, tout comme les paraétatiques
qui cédaient partie de leur participation.
Ce n'est pas la pratique
internationale non plus, et c'est contraire à la sagesse populaire: quelqu'un
qui se retire, qui se sauve du Titanic,
y laisse son fromage. La sagesse populaire et professionnelle aurait préféré aussi
le plus offrant, le groupe chinois HNA.
L'égalité entre
actionnaires est également violée. Comment banaliser cela alors qu'il s'agit
entre autres de l'argent du contribuable?
Et l'argument que la
plus-value accordée aux investisseurs partants augmenterait la valeur des parts
détenues par ceux qui restent est fallacieux. C'est plutôt leur moins-value et
l'effet psychologique du sauve-qui-peut qui tire la valorisation de Cargolux
vers le bas. Il ne faut pas faire d'un vice une vertu.
Comme quoi certaines
relations stratégiques peuvent égarer.
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