Qui mène le bateau? Coucher du soleil à Key West,
Florida. Photo ET.
Cargolux, quinze mois d'agonie
Les caïds leur ont raconté des bobards.Si j'étais eux je ne dormirais que d'un œil! (1)
J'avais écrit cela dans mon blog du 19 septembre 2011, dans le slang des
mauvais garçons de Michel Audiard, pour alarmer par la dérision ceux que la
simple analyse des nouvelles autour de Cargolux ne pouvait alarmer. Hélas, on a
continué à prendre les paroissiens pour des pives.
D'abord, le public n'a jamais vu le contrat signé avec Qatar Airways en
juin 2011. ("Financial terms of the deal were not disclosed"). Encore moins a-t-il vu cet accord global de
2011 entre le Luxembourg et le Qatar qui comporte d'autres transactions. On
vous dira que Cargolux est une société privée, donc elle ne peut être forcée à
publier ses documents. A moins qu'on s'inspire de la jurisprudence récente en
Allemagne, qui règle cette question dans le cas où le gouvernement est majoritaire,
directement ou indirectement, et ne pourra plus faire la censure. Au Luxembourg,
qui ne connait pas le droit à l'information du public, l'on doit tirer des
conclusions soi-même. Quinze mois d'observation du nouvel actionnaire de
Cargolux sont révélateurs, car le djinn est sorti de la bouteille. Voici sa manœuvre.
Elle comporte trois phases:
Phase I: la mise en ménage et à pied
Elle commence bien-sûr
en juin 2011 par une déclaration d'amour de Monsieur al Bakr de Qatar Airways à
la Belle: "Our investment in Cargolux, a sound, healthy and profitable company and a leading all-cargo carrier,
will deliver great value to Qatar Airways proving to be an excellent strategic
partnership," said Akbar al Baker, the chief executive of Qatar Airways. (The National, June 11, 2011)" (2)
Mais la Belle, toute fleur bleue, va vite apprendre qui porte la culotte.
Dès le premier Conseil d'Administration, les cumulards du gouvernement qui y sont
surreprésentés, assoupis et intimidés, se font traiter "d'incompétents",
et Boeing, partenaire historique de Cargolux, se fait administrer une gifle
sonnante par le refus d'accepter la livraison du premier Boeing 747-8F. Voilà,
les pendules sont mises à l'heure. Pour pendre la crémaillère, c'étaient Monsieur Wildgen et Monsieur Forson qui vous
ouvraient la porte. Monsieur Reimen, l'ancien Président, a malheureusement dû
aller s'occuper précipitamment de la Protection Nationale.
Phase II: l'engourdissement de la
Belle
La pauvre. Elle ne se rend même pas compte que sa dot est cannibalisée. On
avait parlé de "synergies". Le mot se transforme en
"singerie", car QA "singe" en un temps record des routes parallèles
à celles de Cargolux en Amérique du Nord pour mieux la manger, c.à.d. lui
rafler sa clientèle en cassant les prix. Facile d'opérer à perte, quand on
dispose d'un budget illimité en gaz naturel et pétrole sous les pieds. La
Belle, saine et profitable en juin 2011 verra ses pertes revenir et
s'accumuler. $27 millions, rien qu'en janvier-février 2012. Les 1001 nuits sont
devenues un cauchemar. Est-ce par manque de chance ou par dessein diabolique?
Voyons, nous avons quelques indications par quelles erreurs de calcul la
mésaventure s'est développée:
·
Cargolux
et le gouvernement ont négocié exclusivement avec QA. C'est superbement
intelligent.
·
On
dira aussi que ce n'est pas vrai que la Yangtze River Express aurait offert 50%
de plus que QA. (Yangtze entretemps a
opté pour Hahn en Allemagne, un pis aller).
·
Yangtze
proposait aussi un prêt à des termes favorables. On a démenti cela aussi.
·
Les
"synergies" promises se traduisent en pertes de clients et de revenus,
donc en l'opposé de synergies qui est antagonisme.
·
Les
dirigeants coutumiers luxembourgeois sont traités d'incompétents et QA
finalement impose ses pions.
Ce début est troublant, tout comme l'est la suite. Lisons ce qui se passe
sur le terrain maintenant:
·
Il
fallait une étude. Un certain Monsieur Wymans présentera les grandes
conclusions, qu'on lui aura sans doute données dès le premier jour de son
engagement. A lui d'écrire l'introduction. C'est toujours plus facile de faire
dire par un expert ce qu'on ne veut pas dire soi-même.
·
Monsieur
Forson donne des interviews pour préparer le KO à venir, préparer le terrain et
amollir la résistance du personnel aux douloureuses conclusions du Monsieur
ci-dessus. La clé de voûte est la remise en question de MRO (entretien des
avions) au Findel, et l'idée d'utiliser dorénavant 2 types d'avion, ce qui
rendra la maintenance encore plus compliquée et chère au Luxembourg, donc
intenable diront-ils.
·
Monsieur
Forson finalement dénonce les contrats d'emploi pour renégocier. C'est pour
cela qu'il est là. Il aura bien mérité de QA, et un jour il s'en ira ailleurs,
vers le soleil levant.
On en est là. La dégringolade a été rapide depuis juin 2011. Depuis la Cargolux
saine et profitable de 2011 a été réduite à l'ombre d'elle-même. Etait-ce aux
mains d'un partenaire abusif?
Phase III: La situation telle qu'elle se
déploie
Nous savons que le corporatisme d'état
à la luxembourgeoise est opaque. Le public n'a pas eu le droit de savoir les
détails des accords passés avec le Qatar. Pour extrapoler les possibilités
futures, nous pouvons lire le passé récent, contempler les motivations usuelles
d' un investisseur, et les stratégies et techniques financières disponibles à
QA. C'est spéculatif, mais face à l'opacité
et aux contradictions officielles, l'analyse des possibilités apporte la seule
lumière. Voici la "check-list":
1. Pourquoi
vend-on des actions?
On vend (donc Cargolux) généralement
pour un de ces deux motifs:
·
parce qu'on a besoin de capital. On vendra donc des nouvelles
actions, ce qui correspond à l'obtention de capitaux nouveaux. Cela aurait dû
se faire.
·
parce qu'on a décidé de sortir de l'affaire (par exemple
BIP). On vendra donc ses actions existantes. La société changera
simplement de propriétaire sans apport de capitaux nouveaux. C'est ce qu'on a
fait.
2. Pourquoi
achète-t-on?
On achète (donc Qatar Airlines):
·
soit pour améliorer son bilan avec des revenus supérieurs
(ce n'est manifestement pas le cas en ce qui concerne les revenus de Cargolux,
en perte).
·
soit pour acquérir un savoir faire (Monsieur El Bakr a eu
des mots peu élogieux au sujet de la compétence de la direction de Cargolux
dans le passé). Donc le savoir-faire des dirigeants n'est pas son motif, mais
l'expertise dans opérations de la société.
·
soit pour obtenir des marchés qu'on n'a pas. Qatar Airlines
a en effet déjà marché sur les plates-bandes de Cargolux notamment aux
USA, cannibalisant ses clients,
·
soit pour à terme éliminer un concurrent gênant et avoir
le champ libre pour ses propres activités. Ce qui se fait pas à pas en
contrôlant l'actionnariat et quelques postes clés. C'est fait.
3. Pourquoi n'y
a-t-il pas eu augmentation de capital?
C'est le point de confusion: Cargolux avait
besoin de capitaux. Les amendes brutales et les pertes des dernières années,
les pertes de clients, la fourniture de nouveaux avions etc. crient à
l'augmentation du capital. Il aurait fallu créer dès lors des nouvelles actions
à acquérir par le plus offrant, qui officiellement était Qatar Airlines,
inofficiellement Yangtze River. Ainsi l'un aurait renfloué Cargolux de $117.5
millions, l'autre de $175 millions, se voyant attribuer 1 nouvelle action pour
chaque deux d'actions existantes, en pratiquant les mêmes chiffres.
Pourquoi a-t-on privilégié la sortie
d'actionnaires existants à la place, en déclarant qu'il ne fallait pas
d'augmentation de capital, contre toute évidence? Et subitement il en faut une
rapidement. De récentes informations indiquent qu'un investisseur substantiel
et mystérieux serait disponible. Pourrait-il s'agir de QA? Les accords existants
pourraient nous éclairer !
4. Quels sont les termes des accords avec QA et le Qatar?
Il se
pourrait que ces termes de fait empêchent tout autre investisseur que ceux
existants. Comme les termes ne sont pas connus, voici donc les questions
ouvertes:
·
Y a-t-il une clause
de non-dilution dans le contrat avec QA? Si oui, le pourcentage de 35% de QA devra être maintenu en toute
circonstance. Ainsi, si un nouvel investisseur veut acquérir 1/3 de Cargolux,
QA doit garder son 1/3 intact, ce qui diluera le groupe des luxembourgeois au
1/3 restant. Les intérêts luxembourgeois perdront le contrôle.
·
QA a-t-il un droit
de préemption (right of first refusal)? En quels termes? A en croire leur
expertise exhibée lors des 15 derniers mois, je parierais qu'en effet ils ont
un tel droit. Etant donné leur savoir-faire il est probable que QA ait mis ces
verrouillages en place, et serait déjà maître à bord. C'est peut-être cette conquête
facile de leur partenaire qui est la raison de leur peu d'estime pour
l'ancienne garde.
·
QA a aussi le droit
d'augmenter sa participation de 35% à 49%. Est-ce aux mêmes termes que pour les
35% au départ, c.à.d. acquérir les 14% additionnels pour $46 millions? C'est une
autre approche pour le contrôle de CV, par leur intérêt additionnel via
BIL/Luxair.
Voilà les
options pour l'avenir. La question de la maintenance des avions à Luxembourg
deviendrait bien aléatoire. Presque toutes les options vont vers un contrôle de
Cargolux par Qatar Airways, qui a établi une jolie "Féckmillchen".
Pensez-vous
que Cargolux est dans des meilleurs draps en octobre 2012 qu'en janvier 2011?
Il est très possible qu'en ne pas entrant dans ce partenariat, la situation Cargolux
serait bien meilleure aujourd'hui.
(1) http://tinyurl.com/9ydla96
(2) http://tinyurl.com/62rv99a
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