Luxembourg - Etats-Unis:
Deux siècles de relations, entre autres
diplomatiques.
Article paru dans "Forum" No 319 de juin 2012 sous le titre: "L'ami américain"
En parlant de "deux siècles" de relations entre
le Luxembourg et les Etats-Unis je fais bien sûr référence à ses débuts, au
flux unidirectionnel de 72.000 refugiés économiques sinon d'opprimés luxembourgeois
vers les Etats-Unis dès le début du 19 siècle.
Il n'y avait pas de relations diplomatiques entre les
deux pays. En fait, les Etats-Unis n'ont reconnu le Grand-Duché de Luxembourg qu'en
1878. Le premier ambassadeur US était en poste à La Haye en 1903, ensuite en
Belgique, avant l'ouverture d'un poste à Luxembourg, puis d'une Ambassade en
1956. Le Luxembourg de son côté entretient
une Ambassade à Washington depuis avril 1940, ainsi qu'un consulat Général à
New York et un à San Francisco. Ces deux derniers ont pour mission principale
le développement économique.
Les premières relations
commerciales de l'entre deux guerres.
En 1920, la sidérurgie luxembourgeoise sous l'impulsion
d'un de ses grands, Emile Mayrisch, se mit à la conquête des marchés
outre-Atlantique, Etats-Unis et Brésil. Ainsi y est établie Columeta dans les
années vingt, qui deviendra TradeARBED à New York en 1976. C'est la première
conquête luxembourgeoise du marché américain qui reste un succès inégalé pendant
des décennies. Il a fallu attendre l'essor de Cargolux dans les années 70 pour
voir un autre conquérant luxembourgeois sur le marché américain, suivi de Paul
Wurth, Rotarex et surtout la SES par une acquisition spectaculaire de GE-Americom.
Nous oublierons bien volontiers l'échec de Luxair pour établir une ligne
directe Luxembourg-Newark.
L'après-guerre
Du côté américain, l'après-guerre a vu un intérêt
grandissant des entreprises américaines pour les marchés européens, par
anticipation du développement du Marché Commun. Les pays européens allaient se concurrencer
dans leurs efforts pour attirer l'investisseur américain.
Le Luxembourg avait par accident attiré Good Year en
1950, parce qu'aucun de nos voisins n'en voulait. Tous nos voisins avaient leur
propre industrie du pneu à protéger: Michelin, Vredestein, Dunlop, Uniroyal, Pirelli.
Le monde n'était pas global.
En 1949, un revendeur de pneus Good Year à Luxembourg,
Monsieur Stein, s'est adressé à l'Administration des Biens de la
Grande-Duchesse Charlotte pour trouver appui pour le projet. C'est ainsi que le
site des Anciennes Forges de Colmar-Berg est devenu l'ultime solution, alors
que le manque de terrains industriels n'aurait pas permis l'installation d'une
entreprise de cette envergure en si peu de temps. Petite ironie du sort: les
Forges de Colmar Berg exportaient de l'acier dès le 17e siècle vers les
colonies américaines. (1). Good Year allait rester la seule implantation américaine
au Luxembourg pendant 10 ans.
La création du BID
Le Luxembourg s'est engagé dans la vraie chasse à
l'investisseur américain en 1959. (2) Le 29 octobre 1958,
Monsieur Joe E. Gurley, citoyen américain résidant à Luxembourg, adressa une
lettre au Gouvernement luxembourgeois dans laquelle il exhorta le Ministre de
l'Economie de considérer une nouvelle politique économique. Il proposa de créer
un groupe d'action qu'il appelait "Board of Industrial Development"
ou "BID", ayant comme but d'attirer des investissements et des
activités industrielles américaines à Luxembourg.
Son argumentation était
qu'une diversification des activités industrielles luxembourgeoises était sans
doute désirable, sinon nécessaire, et que les industriels américains, en cette
année 1958, s'engouffraient dans le Marché Commun naissant. Joe Gurley, qui
possédait l'art de la communication a utilisé par la suite l'argument massue qu'en
fait il y a compétition entre pays du Benelux pour ramener des investisseurs
américains en Europe, et que le score dans cette course était à ce moment là:
Pays Bas 87, Belgique 38, Luxembourg 0. (2)
Le 14 janvier 1959, Joe
Gurley remit une proposition écrite pour la mise en œuvre du BID. Les graves
difficultés et finalement la fermeture du dernier bastion de l'industrie du
cuir, la société Idéal à Wiltz, (production environ 500.000 m² de cuir en 1958,
à 40% de capacité, 350 emplois) représente probablement l'électrochoc qui a
fait naître le BID.
Le Prince Charles
devient Président et Joe Gurley devient Directeur du BID, qui dès le mois
d'avril 1959 prend possession d'un
bureau au Consulat Général du Grand-Duché de Luxembourg à New York, 200 East,
42nd Street.
Les opérations
La chasse à
l'investisseur est hautement compétitive, et secrète. C'est avec un clin d'œil
que Joe Gurley a laissé derrière lui les traces qui montrent qu'il avait passé
aux rayons X les opérations hollandaises et belges aux Etats Unis, personnel,
documents, méthodes et procédures compris: un formidable raccourci dans la
courbe d'apprentissage pour le Luxembourg, car il a fallu tout apprendre de ce métier.
Dès le début, une
campagne fut lancée pour faire d'abord connaître l'existence du Luxembourg et
pour entrer en contact avec les entreprises potentiellement intéressées à venir
s'établir à Luxembourg. La brochure "Luxembourg, at the center of the
Common Market, for your Industry", imprimée en 2.500 exemplaires, servait
de support à cette campagne. Le bureau BID finissait par maintenir un fichier
de 1.500 entreprises industrielles américaines. Les plus prometteuses faisaient
l'objet de visites de prospection. La présence d'un membre d'une famille royale
européenne dans ces années de "l'après Grace Kelly et Walt Disney"
semble avoir été singulièrement efficace pour trouver porte ouverte dans les
hautes sphères de l'industrie américaine, et particulièrement aussi auprès de
la presse américaine.
L'action du BID pour
faire connaître le Luxembourg comme endroit désirable a aussi eu un effet
boomerang: l'endroit désirable a bel et bien dû mettre du make-up pour embellir
les conditions d'accueil, son système des contributions et créer des aides à
l'investissement. Les communes, telles que Steinsel, ont fait de grands efforts
pour trouver des terrains industriels pour Bay State par exemple. Le passage de
la loi-cadre d'expansion économique du 2 juin 1962 facilitera la tâche
dorénavant. L'effort de développement économique luxembourgeois allait de
succès en succès.
La fin du BID
Mais l'histoire du BID
se termine là, au 31 décembre 1961, abruptement. Le BID, au bout de trois ans à
peine, était devenu victime de son succès. L'initiative de Joe Gurley a marqué
un tournant dans l'histoire économique du Luxembourg. Ses succès, énumérés
ci-dessous donnent la raison de cette dissolution, qui se résume par une entête
dans le New York Herald Tribune du 12 février 1964: "One unemployed worker
in all the duchy". C'était le problème invoqué, surtout par l'Arbed, pour
terminer le BID en 1961: qu'il n'y avait plus de main d'œuvre et que les taux
des salaires iraient en s'envolant. Cette vue, vigoureusement contestée par Joe
Gurley dans un discours au Rotary le 8 décembre 1961 était cependant sans
appel. ARBED, le monolithe avait parlé.
Les résultats
Il est vrai que pendant
son opération sur trois ans, le BID a eu des succès immédiats, et d'autres, les
procédures de décision prenant du temps , dans les années suivantes. Voici,
selon STATEC, les principales nouvelles implantations étrangères qu'il y a eues
par année de constitution: Yates, Wiltz (60), Eurofloor - American Biltrite,
Wiltz (61), ALCUILUX, Clervaux (61), Bay State Abrasives, Steinsel (61),
No-Nail Boxes, Warken (61), Cleveland Crane & Engineering (62), Commercial
Hydraulics, Diekirch (62), Texas Refinery, Echternach (62), Du Pont de Nemours,
Contern (62), Norton, Bascharage (63), Monsanto, Echternach (63), P. Lorillard,
Ettelbruck (63), Uniroyal, Steinfort (65), Eurocast, Grevenmacher (66),
Morganite, Windhof (67), Continental Alloys, Dommeldange (69), GM, Bascharage
(70). En tout plusieurs milliers d'emplois en 10 ans. Le budget du BID était de
$45.000 pour ses trois années d'opération, donc probablement moins de $15 par
emploi créé.
C'est aussi à cette époque
que le Luxembourg a profité de son appartenance à l'OTAN pour se voir récolter
quelques investissements militaires, comme la NAMSA à Capellen, la WSA dans le
Sud et même le financement de travaux d'expansion l'aéroport du Findel.
La naissance du BED et l'essor de la Place Financière.
Treize ans plus tard en
1974, ironie de l'histoire, le monolithe qui avait fait cesser les activités du
BID, s'éclatait en mille morceaux, nous laissant une "Division Anticrise"
ou DAC financée par nos impôts. C'était aussi le cri au secours pour réinstaurer
un "Board of Economic Development" ou BED en 1975, présidé par le
Grand-Duc héritier Henri. L'histoire se répète.
Mais au fil des années, l'attraction pour les
implantations industrielles au Luxembourg est devenue victime de l'explosion
des coûts au Luxembourg. Malgré la nouvelle orientation de la prospection économique
luxembourgeoise non seulement vers les Etats-Unis, mais aussi vers d'autres
horizons, comme le Japon, Hong Kong, Corée du Sud, Italie et Suède, le site
industriel luxembourgeois déclinait. Les
quelques implantations industrielles des années 70 et 80 comme Electrolux,
Mondo Rubber, TDK ou Fujitsu-Fanuc n'étaient plus américaines. Mais l'attractivité
du pays s'est déplacée vers les services et le centre financier qui a connu un développement
fulgurant, devenant un nouveau "monolithe". Les institutions
financières américaines ont été souvent pionniers, surtout quand il s'agit
d'innovations et de produits.
Parmi les banques américaines qui se sont établies au
Luxembourg dans les années 70 et 80, citons les géants Citi, JPMorgan Chase, Morgan
Stanley et State Street dont l'intérêt primordial était de servir les besoins
de la croissance fulgurante des fonds d'investissement au Luxembourg, surtout
dans les domaines administratifs et de "custodian". La Republic
National Bank mérite aussi une mention. Son fondateur Edmond Safra a toujours
été un grand ami et support des causes luxembourgeoises à New York. Aujourd'hui
le Luxembourg est le numéro deux mondial après les Etats-Unis pour les fonds
d'investissement domiciliés, totalisant plus de 2.000 milliards d'Euros.
Cette importance, en disproportion avec la taille du pays,
s'explique par une politique zélée des niches souveraines qui procurent des
avantages substantiels à l'investisseur (étranger). Le Luxembourg a imaginé un
mode opératoire adapté aux réalités européennes: le Luxembourg traduit les directives
européennes en matière financière en législation luxembourgeoise immédiatement
et sous leurs contraintes minimales. Ce qui offre une voie libre, immédiate, facile
et économique pour tout nouveau produit luxembourgeois dans toute l'Union Européenne.
Ainsi toutes les innovations ont suivi le même modèle: la
réassurance au début des années 80, la Soparfi, le capital à risque avec la
SICAV, les hedge funds, sans oublier la vénérable Holding 29 qui existait dans
l'ombre pendant des décades pour éclore vraiment comme une solution tous azimut dans les échafaudages financiers, un don providentiel
créé presque par inadvertance dans l'entre deux guerres. Mais qui a été
sacrifié sur l'autel de l'enthousiasme européen.
L'essor du centre financier a changé aussi la façon dont
le Luxembourg fait sa promotion internationale. Alors que le BED garde sinon le
nom, sa raison d'être, il est vrai que la promotion d'un centre financier
comporte moins de négociation qu'un site industriel. Il s'agit désormais plus
d'une démarche de vendeur de la niche souveraine. C'est ainsi qu'on a assisté récemment
à une multiplication des agents et agences de promotion luxembourgeoise. Dans
certains cas je parlerai volontiers de prolifération exagérée née de la compétition
entre acteurs luxembourgeois voire ministères. Jugez par vous-mêmes: BED,
Chambre de Commerce, Luxembourg for Finance, Luxembourg for Business,
Luxinnovation, les CRP Henri Tudor et Gabriel Lippmann, fusionnés maintenant,
ALFI, le Fonds National de soutien de la production audiovisuelle, et même le régulateur
CSSF et l' American Chamber of Commerce. Il faut ajouter aussi les grandes sociétés
de consulting, toutes avec des racines et des standards américains, qui sont elles-mêmes
dans la promotion de la place financière: Arthur Andersen dans le temps,
maintenant Ernst&Young, Price Waterhouse Coopers, BDO, Deloitte et KPMG. Ceux-là
emploient des milliers de professionnels au Luxembourg!
S'il est vrai que la plupart des produits financiers
innovants sont nés aux Etats-Unis, certains ont eu à l'occasion des effets indésirables,
comme ces produits d'ingénierie financière qui ont présenté des risques mal
compris, mais que l'appât du gain a fait vendre. Sur cette liste se trouvent
beaucoup de produits dérivés qui sont à l'origine des pertes considérables vues
depuis 2008, et en fait à l'origine de la crise financière qui pèse encore.
D'un autre côté la vigilance est de rigueur dès qu'il y a
un flux important de capitaux: tous les jours, un petit pourcentage de
l'humanité se lève en effet sans bonne intention. Les mauvais garçons se sont
intéressés très tôt à la place financière, ce qui à l'occasion nous donne à
gérer un petit ou grand scandale.
Déjà oublié est un premier des années 60, avec la fraude
monstre à l'époque du fonds d'investissement "Investors Overseas Service"
(IOS), qui maintenait une banque à Luxembourg. Le fonds a été géré et plumé par
Robert Vesco, réfugié avec son butin à Cuba
jusqu'à sa mort. Puis nous avons connu la faillite de la BCCI, qui
quoique non américaine, avait des liens proches avec l'Administration Carter et
les services de renseignement. Passons, si j'ose dire les quelques milliards
frauduleuses de Banco Ambrosiano et Parmalat qui n'étaient pas américains, pour
en arriver à Bernie Madoff, qui a bien su vendre sa marchandise aux naïfs sinon
criminels au Luxembourg.
Ces ombres au tableau du formidable succès de la place financière
sont des munitions dans les mains de ses ennemis qui sont essentiellement les
gouvernements étrangers chassant l'impôt qui se dérobe à eux de façon légale et
illégale. Les Etats-Unis en font partie et ils ont une tendance a pratiquer une
politique du "long bras", c'est à dire qu'une frontière d'un état
souverain ne prévient pas les Etats-Unis d'y exercer son propre pouvoir.
La place financière et
les relations bilatérales
Alors que les délocalisations d'activités industrielles
de l'Amérique vers le Luxembourg n' ont pas vraiment créé de grandes
protestions des syndicats, le
développement du centre financier par contre nous met dans le
collimateur du gouvernement et de l'opinion publique américaine. Sont bien
connus les efforts américains existants d'interdire le blanchiment d'argent,
qui se sont matérialisés par une réglementation recommandée et uniformisée par
le Groupe d'Action Financière ou GAFI de l'OECD. Ou aussi le réglementation
américaine OFAC, qui s'applique qu'on le veuille ou non aux transferts en USD
de par le monde, sanctions et amendes à l'appui.
Depuis des années des menaces que représentent quelques
projets de loi américains pèsent sur la place financière, dont le fameux "Tax
Haven Abuse Act" introduite par les Sénateurs Obama et Levin et qui met le
Luxembourg sur une liste noire. Il y a plus: mijotant aussi dans les tiroirs du
Congrès se trouve le projet de loi sur les "paradis judiciaires et
règlementaires" concocté par Barney Frank, ancien représentant. Le
Luxembourg risque un nouvel assaut. Et nous connaissons déjà les contraintes du
"Qualified Intermediary" (QI), imaginé diaboliquement par Larry
Sumners sous Clinton, Foreign Account Tax
Compliance Act (Fatca, Obama) qui est le QI amplifié et le "Foreign Corruption
Pratices Act" (FCPA, Carter).
Conclusions:
Les relations avec les Etats-Unis sont multiples, délicates,
complexes et des fois ambiguës surtout politiquement. Les relations économiques
sont intenses avec un pays qui n'est pas un voisin proche.
C'est d'abord l'initiative de l'industrie américaine,
désireuse de se positionner en vue de l'essor du Marché Commun, qui est venue à
la rencontre du désir luxembourgeois de les attirer. Dans la concurrence que se
livraient les pays européens pour attirer ces industriels, tout un éventail de
d'aides et de supports ont été créés. Le Luxembourg a profité par sa géographie
et son appartenance au Marché Commun pour diversifier son industrie et son
commerce.
Malgré une géographie propice pour industriels et malgré
les aides, le Luxembourg s'est vu confronté à une perte de compétitivité
graduelle. Il a ensuite choisi d'exploiter une série de niches souveraines:
secret bancaire, taxations, positions orbitales, pavillon maritme. Cette
politique a connu des succès remarquables, car la niche souveraine garantit une
certaine liberté d'action, et la globalisation assure des marchés surtout
européens. Mais certains produits financiers sont précaires et souvent sous
attaque par les partenaires européens, sinon le reste du monde, et certainement
le "long bras" des Etats-Unis. A ce jeu il importe de garder toujours
une longueur d'avance, car des pans entiers du dispositif sont menacés de
devenir obsolètes à terme sous de multiples pressions. Tel est le cas du secret
bancaire, qui d'ici 10 ans n'existera plus dans le monde sous sa forme de
cachette.
En fin de compte, le Luxembourg a vécu une
américanisation rampante depuis 60 ans, qui couvre pratiquement toute activité:
services, industries, agriculture, culture et divertissements. Bon nombre de
luxembourgeois jouissent d'un niveau de vie sans précédent dans l'histoire du
pays, grâce à une politique des niches souveraines à exploiter, souvent grâce à
des produits inventés en Amérique. Citons la SES, Cargolux, Apple, Microsoft,
Ebay, les fonds mutuels, les hedge funds, le capital à risque, la réassurance.
Et de son coté, le Luxembourg représente un client pour les États-Unis qui
achète au-delà de sa taille: avions Boeing, satellites, bons du trésor et
autres investissements.
Ce n'est pas vous qui allez me contredire, vous qui lisez
ceci en "Word" sur votre ordinateur HP ou sur votre iPhone ou iPad.
(1) Plaquette Commémorative des cérémonies
d'ouverture des Usines Good Year le 24 avril 1951.
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