"La récolte était mauvaise? Il faut donc augmenter les impôts!' (Louis de Funès interprétant Salluste dans "La Folie des Grandeurs".)
Autour de la table oblongue, ils sont trois à s'observer à qui fera la première erreur dans une partie de poker, dans laquelle ils savent qu’il n'y aura aucun gagnant. En fait ils sont assis sur une plateforme en équilibre instable, comme ces plaques de rocher que l’érosion a laissées là et que l'on voit avec effroi se balancer sur une aiguille rocheuse dans les dessins animés de Hannah Barbera. Le premier qui change sa position fait glisser le centre de gravité vers les deux autres, et c'est l'accident. Il n’y a pas de télécommande magique pour nous débarrasser de cette image cauchemardesque.
Gros plan sur les joueurs: ils sont en fait plus de 3, ils sont cinq, dont deux que l'on ne reconnait que par leur ombre. Dans l'ordre d'importance ce sont:
1. La plate Terre, celle de Thomas Friedman, qui met gouvernements, corporations et travailleurs de par le monde en compétition en ce qui concerne imposition, réglementation, marges de bénéfice, coûts salariaux, et avantages intangibles et inhérents à leur situation particulière.
2. L'Union Européenne, cet édifice en croissance désordonnée, la seule montagne dans le plat pays bruxellois qui de temps en temps accouche d'une souris. Comme les souris ont été procréées par les grands commis des gouvernements européens et leurs représentants non-élus démocratiquement, ces grands commis s'empressent à reconnaitre chez eux la suprême validité de ce qu'ils ont manigancé à Bruxelles, dont bien sûr la vertueuse limite de 3% du PIB admissible pour les déficits budgétaires.
3. Les employeurs, qui en vertu de la nouvelle réalité de la Terre plate, ont des choix multiples. Si l'équation luxembourgeoise ne leur sied plus, ce sera la délocalisation. Elle sera d'autant plus facile, que la plupart des sociétés luxembourgeoises sont des services faciles à déménager, et que quasiment tous les centres de décision sont à l'étranger. Même la sidérurgie luxembourgeoise n'est pas à l'abri: les décisions de fait seront étrangères, et même si un haut fourneau ne peut être déménagé aisément, il sera facile de calibrer vers la bas une production luxembourgeoise pour la voir réapparaitre en Inde.
4. Vient ensuite le Gouvernement luxembourgeois. En quatrième position, il ne fera pas la loi dans ce jeu de poker. Comme il ne peut pas tout simplement quitter le jeu, il lui faudra limiter les dégâts avec une donne de mauvaises cartes qu'il s'est lui-même attribuées, entre autres par des largesses qui ne peuvent être soutenues que pendant les années de vaches grasses. Il n'a pas beaucoup de choix: il y a l'emprunt et on fera payer nos petits enfants, ou il y a le nouvel impôt et la restriction budgétaire, et le gouvernement payera aux élections.
5. Les salariés, représentés par leurs syndicats, ont le plus à perdre, par manque de choix. Comme le gouvernement, les syndicats savent qu'il n'y a rien à gagner dans ce jeu de poker. Le tas de jetons sur la table s’est considérablement rétréci. Les syndicats devront bluffer beaucoup pour tirer leur épingle du jeu. Ce qui ne sera pas du bluff sera leur frustration de voir l'Etat-providence s'affairer plus autour des sociétés privées qui arrivent en troisième position ci-dessus (les banques ont avalé quelques-unes de nos ressources et réserves stratégiques) et de détourner des ressources du monde du travail arrivant en cinquième et dernière position: c'est la redistribution de la richesse à l'envers.
Entretemps, la tripartite marche dans la choucroute. Les débats sont visqueux. Rappelez-vous que les trois partis sur cette plateforme en équilibre instable, doivent trouver un consensus et mouvoir simultanément vers le centre de gravité, pour ne pas se retrouver ensemble dans le fond du Canyon. Comme tout le monde perdra, il faut donc un consensus qui déclare tout le monde perdant au même moment. Le gouvernement perd parce qu'il a dilapidé ses réserves, doit serrer les ceintures et doit lever de nouveaux impôts. Les syndicats perdent en se voyant acculés à accepter des concessions auxquelles ils n'ont pas dû faire face depuis longtemps. Restent les employeurs, dont beaucoup ont élu d'être au Luxembourg, paradis fiscal relatif, pour échapper à un enfer fiscal ailleurs. Ils perdent parce que leurs affaires ne vont pas bien. C’est la cause de la tripartite.
Que faire ? « La récolte était mauvaise». Outre lancer un emprunt de € 2 milliards, donc détruire des richesses, pour financer notre mode de vie? Je propose de retourner à mon laboratoire préféré (1), les Iles Caïmans, qui sont une maquette à l'échelle 1:22 du Luxembourg.
Les Iles Caïmans, aux abois, ont fait confectionner une étude pour trouver des solutions face au déficit budgétaire, le "Miller Report" (2), qui tire les conclusions que tout le monde connaissait depuis belle lurette. Augmenter les impôts fera fuir les services financiers, essentiellement bien mobiles. Introduire une imposition directe, qui n'existe pas actuellement, n'est pas possible. (!?). Bien évidemment. Reste l'option de réduire les rémunérations des fonctionnaires et employés publics, en surnombre et surpayés. Les 5 échelons supérieurs de la grille des traitements sont mieux payés que le Premier Ministre du Royaume Uni.
D'accord mon laboratoire ne fournit pas de solution miracle, mais bien la bonne idée de faire confectionner un rapport Miller pour avoir un vilain à blâmer, quand il faudra vendre les mesures que tout le monde connait déjà: nouveaux impôts, restrictions budgétaires, restrictions salariales et endettement.
Il est curieux que l'imagination reste là, confinée aux lignes des budgets. Une crise comme celle-ci est trop belle pour ne pas l'exploiter, aller de l'avant et si nécessaire, non seulement changer nos vieilles façons, mais aussi celles de l'Europe.
Quand finalement le jour viendra où nos joueurs de poker compteront 1,2,3 pour ensemble dévoiler leurs concessions au public et se rapprocher du centre de gravité de leur plateforme chancelante, il serait bon de dévoiler quelques autres actions, projets et innovations, des distractions en quelque sorte, qui seraient immédiatement poursuivies:
1. Supprimer les abus budgétaires et donc supprimer le 31 décembre. Le 31 décembre serait-il un abus? Tout à fait, c'est la dernière journée de l'année budgétaire. Tout fonctionnaire en charge d'un budget sait que s'il a le malheur de finir l'année avec des économies, il sera puni car son budget de l'année suivante sera amputé du montant de ces économies. Donc le 31 décembre il doit vider les tiroirs. Il faudrait au contraire le récompenser avec une prime pour ne pas dilapider le denier public. L'exemple ferait école, et magiquement d'autres dépenses pas explicitement mandatées n'auront plus lieu.
2. Arrêter les abus de la retraite anticipée. La plupart des cas sont soit des expédients politiques pour embellir les chiffres du chômage ou ce sont souvent des faux malades. Tout le monde connait ces cas de retraite anticipée après 25-30 ans de carrière: la communauté a payé pour l’éducation de ces individus pendant 20-25 ans, et payera 30-40 ans de retraite. Cela représente cinquante ans de coûts pour 25 ans de productivité, ce qui est absolument déséquilibré, et c’est devenu un « système » frauduleux. La situation des caisses de pension, notre situation démographique, le drainage de fonds de pension vers les pays voisins exigent que l’on se tienne au moins aux règles établies pour l’âge de la retraite. Chacun sait que la limite de 65 ans sera remise en question. Un bon début serait de permettre aux retraités de recommencer une seconde carrière après avoir atteint l'âge de la retraite, s'ils le désirent, sans atteinte à leurs droits acquis. Ils sont des réservoirs de savoir-faire et de connaissances qu'il est faux de ne pas miner surtout dans une économie reposant sur tant de main d'œuvre importée, et qui malgré un chiffre élevé de chômeurs, manque de gens qualifiés et entreprenants.
3. Agir sévèrement contre les fraudeurs du fisc, de la Sécurité Sociale, de la Caisse de Maladie et du travail en noir. Nous en connaissons tous, des fois dans des endroits insoupconnés. Des fois la fraude est le certificat médical, la prérertaite, le « bon débarras » d'un travailleur qui gêne. Puis le « bezuelt mech einfach esou. » Et qui ne connait pas une histoire de millions en argent noir luxembourgeois planqué dans des endroits comme la Suisse. Généralement ce ne sont pas des salariés ou des chômeurs qui prennent le chemin de Zurich. Eux ils sont confinés aux petits boulots en noir, et se font pincer plus souvent que les autres fraudeurs.
4. Mettre en sourdine les projets et ambitions politiques absurdes. Souvent ces projets existent grâce au goût et à l'intérêt personnel de ceux qui les poursuivent dans nos institutions: devenir membre du Conseil de Sécurité de l’ONU, présider l'Eurogroupe, être le champion des accords de Kyoto ou de l'aide aux pays en développement. Par les temps qui courent ces activités drainent de l'énergie et des moyens financiers du petit Luxembourg et ne correspondent nullement à un intérêt stratégique du pays. Au contraire, le risque de se voir porter un blâme et de sortir de l'aventure avec un œil au beurre noir n'est pas négligeable. Quelles seront les conséquences pour le pays si les choses vont mal dans ces organisations? Un Euro qui bat de l'aile, un vote pour ou contre un Etat terroriste? Ces aventures se terminent en querelles personnelles, nullement en un choc salutaire des idées.
Il ne s’agit pas non plus de se recroqueviller dans l’isolationisme. Mais au lieu de promouvoir des individus, il s’agit de promouvoir plutôt des idées. Pourquoi ne pas œuvrer plutôt vers une vraie intégration européenne, source d’économies? Voilà un rôle que nos anciens jouaient bien dans les années cinquante. Quel succès et quelles économies ce seraient si plus d'unification supprimait certaines charges substantielles dans les budgets nationaux, comme la défense et les relations internationales. Car enfin l’Europe aligne les plus gros effectifs en diplomates et en personnel militaire. Mais ce n’est ni un joueur de poids en politique internationale, ni une grande puissance militaire. Quel gâchis que les centaines et les centaines d'Ambassades des 27 pays européens à travers le monde. Une vraie intégration produirait une seule Ambassade de l'Union Européenne. Quelle formidable économie d'échelle serait réalisée par une vraie Défense Européenne commune ! Il est vrai que cela comporterait la remise des clefs des bombinettes françaises et britanniques au Président Herman van Rompuy. C'est peut-être le moment d'y penser, alors que les coûts pour tous ces joujoux s'envolent et qu'il n'y a plus le sou.
En oeuvrant de la sorte, quelle jolie riposte pour le Luxembourg que de répondre par des nouveaux sermons aux vieux sermons de nos amis. Et de consolider pour les futures tripartites.
(1) http://feierwon.blogspot.com/2009_10_01_archive.html
(2) http://www.cayman27.com.ky/app/webroot/files/Miller%20Report.pdf
Thursday, April 8, 2010
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