Cet
article sur les travaux monumentaux du Professor Dr. Félicien Steichen, né à Luxembourg
par le Dr. Raymond Schaus of Luxembourg, a été publié dans le Bulletin de la
Société des sciences médicales du Grand-Duché de Luxembourg, no 3, 2014,
pages 31-42.
Lire aussi: Letter to A great Luxembourg scientist
FÉLICIEN M. STEICHEN, M.D., F.A.C.S.
(1926 – 2011)
Portrait d’un chirurgien
R. Schaus¹
¹Zitha Klinik
36, rue Zithe
L-2763 Luxembourg
Abstract
The personality and the achievements of
Professor Dr. Félicien M. Steichen, who
was born in Luxembourg (10.13.1926) and died in Brignogan-Plages, France
(6.27.2011) are brought into focus. His was a most distinguished career devoted
to surgery, research, teaching and writing in Baltimore, Pittsburgh and New
York. He will be remembered above all for his contributions to stapling in thoracic
and abdominal surgery and to
minimally invasive surgery.
Keywords: Steichen, stapling, minimally
invasive surgery.
Il
y a plusieurs années de cela, j’avais parcouru tous les numéros du « Bulletin
de la Société des sciences médicales
du Grand-Duché de Luxembourg », des origines à nos jours. Force est de reconnaître que les
articles à teneur scientifique vieillissent mal, à de rares exceptions près. Par contre, ceux qui contiennent des détails
concernant la trajectoire de certains de nos prédécesseurs disparus conservent
en général leur emprise sur notre curiosité ; pour une part, ce sont aussi
autant de petites radiographies de leur époque. En voici un autre coulé dans un tel moule et consacré
à un regretté confrère, le docteur Félicien M. Steichen. Il fit partie du
conseil d’administration de la Société des sciences médicales du Grand-Duché de
Luxembourg, Section des sciences médicales de l’Institut grand-ducal et
contribua à la rédaction du Bulletin, mais ce n’était pas là son principal
titre de gloire, comme on pourra le constater tout de suite.
Né
à Luxembourg le 13 octobre 1926, il décéda à Brignogan-Plages (Finistère) le 27
juin 2011, inopinément, car il avait surmonté avec une bravoure peu commune les
maladies graves qui l’avaient assailli.
Dès
avant de devenir un chirurgien éminent, il était un ami très cher ; il allait
toujours le rester alors que nos barques, ballottées par la houle de la vie, voguaient
dans telle direction ou dans telle autre sous la poussée de vents tantôt
favorables, tantôt contraires.
Comme
tout portrait, celui-ci aussi porte l’empreinte subjective du portraitiste.
Le
parcours
Au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après des études secondaires à l’Athénée
de Luxembourg dans une classe qui engendre sept vocations médicales dont
celle de l’auteur de ces pages, et une première année préparatoire aux Cours supérieurs
luxembourgeois en sciences naturelles, il fait sa médecine à Lausanne. (L’Union
européenne ne l’empêche pas encore, qui
ne reconnaît plus les diplômes acquis hors de ses frontières et exclut donc désormais
une alma mater helvétique, entre autres).
En
1953, il est interne au Lakewood Hospital à Lakewood, Ohio ; en 1954, il entre en chirurgie comme on entre
en religion, et se spécialise jusqu’en
1961 au Johns Hopkins Hospital et aux
Baltimore City Hospitals, Baltimore, Maryland. Il est certifié spécialiste en
chirurgie générale, en chirurgie thoracique et en chirurgie pédiatrique.
En
1961, fin prêt à faire profiter ses compatriotes de ses connaissances, il rentre au Luxembourg toutes voiles
déployées. Mais la chirurgie s’y exerce à l’époque sur des chasses jalousement
gardées, et il s’entend surtout dire qu’on n’a pas besoin de ses services.
Seule lui ouvre ses portes la clinique privée du Dr Émile Bohler, dont l’infrastructure
reste malheureusement en deçà des ambitions du jeune chirurgien. Une de ses
premières interventions consiste en une pneumonectomie chez le père d’un ami,
pour tumeur des bronches. Le spécialiste déjà chevronné de chirurgie thoracique
n’a d’autre choix que de passer plusieurs nuits à la clinique pour assumer lui-même
la surveillance et les soins postopératoires alourdis par des
complications. Scénario analogue après une colectomie totale pour colite
ulcérohémorragique fulminante.
Il
plie bagages en 1962. Après un intermède au U.S. Air Force Hospital de Wiesbaden,
il se voit accueilli à bras ouverts par l’Amérique qui, elle, cultive la
tradition de donner sa chance à la valeur. Il y entame une brillante carrière universitaire: Associate in Surgery, Assistant puis Associate Professor
of Surgery, Albert Einstein College of Medicine, New York ; Associate
Professor puis Professor of Surgery, University of Pittsburgh School of
Medicine; Professor of Surgery, New York Medical College [= faculté de médecine]
, Valhalla, New York. Cette trajectoire américaine est
interrompue, de septembre 1969 à juillet 1970, par un séjour à Genève comme
professeur invité dans le service universitaire de chirurgie cardiovasculaire
de l’Hôpital cantonal.
Infatigable, il collectionne parallèlement les
responsabilités hospitalières à partir de 1963, que voici dans l’ordre
chronologique: Assistant Director of Surgery, Lincoln Hospital, New York ;
Director of Professional Services, Emergency Department, Lincoln
Hospital ; Assistant Visiting Surgeon puis Associate Visiting Thoracic
Surgeon puis Attending Thoracic Surgeon, Bronx Municipal Hospital Center, New
York ; Associate Surgeon-in-Chief and Senior Attending, Montefiore
Hospital, University Health Center, Pittsburgh; Physician-Consultant puis
Chief, Surgical Services, Veterans’ Administration Hospital, University Health
Center, Pittsburgh; Associate Staff in Surgery, Children’s Hospital, University
Health Center, Pittsburgh; Active Staff Member, Presbyterian-University
Hospital, University Health Center, Pittsburgh; Director of Surgery, Lenox Hill
Hospital, New York; Attending Surgeon,Westchester County Medical Center,
Valhalla, New York; Attending Surgeon, Doctors’ Hospital, New York; Attending
Surgeon, St.Agnes Hospital, White
Plains, New York; Director, Institute for Minimally Invasive Surgery, St.Agnes
Hospital, New York.
Au
fil des années, il opère encore quelques-uns de ses amis intimes à Luxembourg
dans la Zitha Klinik, alors chaque fois chaleureusement accueilli par tout le
monde et très entouré...
L’oeuvre
Le
titre de professeur n’est pas une distinction que l’on recevrait comme une
médaille, sans obligations futures ; il implique une incessante activité
exemplairement productrice ; un professeur doit être inventif et créateur...
Un événement précis, une occasion spéciale, une rencontre, peuvent devenir déterminants
pour l’orientation d’un parcours professionnel. Exemple : la relation qui
s’établit entre le docteur Mark M. Ravitch, professeur de chirurgie successivement
à Baltimore, à Chicago et à Pittsburgh (« l’un des cinq ou dix meilleurs
chirurgiens américains du XXe siècle »
– Dr. Jere W. Lord, Jr) et le
docteur Félicien Steichen, c’est-à-dire entre
un mentor à la fois sévère et affectueux, et son disciple préféré, doué, enthousiaste et
travailleur. Celui-ci parle dans une lettre d’une « relation de père à fils dans la formation chirurgicale et humaine, entre mon maître Ravitch et moi-même. »
Né
de parents russes immigrés, Mark M. Ravitch appartient à la lignée des grands
chirurgiens américains au naturel ouvert, d’un abord facile et cordial, mais rigoureusement
exigeants envers eux-mêmes et leurs collaborateurs.
En 1958, il entreprend un voyage d’études en
Union Soviétique en compagnie de trois collègues. A Kiev, il assiste à une
démonstration du professeur N.M. Amosov qui se sert d’une agrafeuse mécanique
pour réaliser avec brio une pneumonectomie. Impressionné, Ravitch exprime le
désir de s’en procurer un exemplaire. Sans succès, car le système soviétique rigide ne le met en contact qu’avec
des fonctionnaires lymphatiques comme on en rencontre beaucoup dans la
littérature slave, et ne prévoit pas que les échanges aillent jusqu’à de tels extrêmes.
Quelques jours plus tard, flânant sur Nevsky Prospect, la principale et
mythique artère de Saint-Pétersbourg, l’Américain tombe en arrêt devant la
vitrine d’un magasin d’appareils et d’instruments chirurgicaux, curieuse oasis
inattendue en pleine économie marxiste-léniniste pure et dure. Il entre,
demande à voir un instrument à sutures. On lui tend une élégante boîte en bois
dans laquelle est enchâssé sur fond de velours noir un spécimen – le seul de la
boutique – identique à celui qu’il a vu utiliser à Kiev. Il l’achète pour 440
roubles et retourne à l’hôtel délesté d’une somme d’argent importante, mais
heureux.
Nous
voici au cœur d’un sujet qui a nourri beaucoup de discussions et fait couler
beaucoup d’encre surtout depuis le début du XIX e siècle : celui du
rétablissement de la continuité notamment entre deux parties séparées d’un
organe creux, qui représente le temps technique le plus difficile, préparant la
réparation tissulaire par néovascularisation et cicatrisation. À l’aiguille et
au fil de provenance diverse (soie, catgut, fil synthétique ou métallique) se
sont joints des procédés mécaniques les uns plus ingénieux que les autres.
L’usage d’agrafes métalliques en acier inoxydable puis en titane moyennant des instruments à usage unique en est
l’aboutissement. À la place des fils de suture, elles assurent une coaptation
des tissus mieux ajustée, plus rapide et moins traumatisante. L’histoire des
agrafeuses remonte à une présentation du chirurgien hongrois Humer Hültl en
1908 à Budapest, au 2e congrès de la Société hongroise de chirurgie. Il
convient de citer aussi l’instrument amélioré d’Aladar von Petz (Budapest, 1921)
modifié plus tard par des Japonais. En U.R.S.S., des chirurgiens innovateurs et
aventureux se servent à partir de 1951
de modèles produits par l’Institut scientifique d’appareillage et d’instruments
chirurgicaux expérimentaux de Moscou, d’abord pour des anastomoses vasculaires.
L’importation
aux U.S.A. d’une agrafeuse mécanique par le professeur Ravitch aura des
conséquences durables. L’industrie correspondante flaire à juste titre une
affaire en or, qui bénéficiera de la puissance et du dynamisme inhérents à l’économie américaine, de toute
évidence aussi dans l’intérêt des malades. Le Dr Steichen se trouve au centre
d’une activité intense de recherche en laboratoire expérimental sur des chiens
et en clinique humaine. Dans certains milieux on parle de l’ « instrument
de Steichen ». Des perfectionnements successifs, moyennant aussi des
alliages de métaux appropriés, le rendent plus léger et
plus maniable. Les interventions chirurgicales en sont écourtées, ce qui
diminue le risque de complications infectieuses et de thromboses
postopératoires. Des techniques et des tactiques opératoires nouvelles en
découlent. Un exemple: l’excision de métastases pulmonaires multiples est
devenue « faisable et raisonnable ». Mise
en garde du chercheur pionnier: « Particularly
important is it, moreover, to understand that the instruments are no quick road
to surgery for the untrained and will not turn a neophyte into a
virtuoso ».
Le succès n’empèche pas certaines déconvenues: « In this instance, as in many others,
procedures that we had devised, and were using, were first published by others,
sometimes with attribution, as in this case, sometimes without». Les chirurgiens ne sont pas tous en tout différents du reste de
l’humanité !
L’activité
professionnelle du professeur Steichen bat son
plein, quand la chirurgie vidéoendoscopique, laparoscopique et
thoracoscopique, mini-invasive, prend son essor aux États-Unis en 1988, s’y
développant à partir de la cholécystectomie d’abord mise à l’ordre du jour en
France l’année d’auparavant par Philippe Mouret. Il s’y engage à fond,
recherchant, comme toujours, l’excellence. La maîtrise talonne la démarche
pionnière sur une courbe personnelle
rapidement ascendante, au sommet de laquelle il devient en 1993 le fondateur et
le premier directeur de l’ Institute
for Minimally Invasive Surgery, à New York. Donc une autre méthode cruciale
aujourd’hui incontournable avec une plus-value pour les patients – douleur
postopératoire réduite, hospitalisation plus courte, convalescence plus rapide –
, qu’il marque de son empreinte.
D’entrée
en matière il souligne qu’il ne s’agit pas d’une révolution, mais d’une technique
opératoire récente qui laisse intacte la philosophie générale de la discipline
chirurgicale et n’en invalide pas les principes fondamentaux. Nouveauté utile, efficace et rentable, « à condition que l’équipe chirurgicale
dispose de compétences et des moyens nécessaires pour arriver à un résultat
comparable ou supérieur à celui des opérations équivalentes traditionnelles, conférant
ainsi à ces nouvelles techniques un haut niveau éthique...» (1997).
«...Les opérations projetées et exécutées
selon la manière traditionnelle ne doivent pas véhiculer l’impression d’être
désespérément obsolètes... Si une approche laparoscopique d’emblée
paraissait raisonnable et que des constatations en cours d’opération ont rendu
nécessaire la conversion en une
opération classique ouverte, ce changement de stratégie ne doit pas être jugé comme signifiant une
complication ou une faute, mais simplement
comme fournissant la preuve d’un
jugement solide. A l’inverse, si une approche ouverte a été choisie et
qu’au cours de l’exécution il s’est avéré qu’une laparoscopie aurait été tout
aussi utile, efficace et économique, la conclusion en concordance avec
l’éthique doit être qu’il s’agissait d’une précieuse leçon pour une future
intervention comparable, et qu’il n’y a pas eu de mal, parce que la technique
ouverte reste le paradigme auquel les autres approches doivent encore être
comparées à l’heure actuelle » (2001).
Le « New England Journal of Medicine »,
sorte de « bible» périodique pour médecins, à propos du livre
« Minimally Invasive Surgery and New Technology » orné aux couleurs
de Maurice Estève (éditeurs responsables: Félicien M. Steichen et Roger Welter),
s’extasie comme suit: « This book is a substantial foundation in the
new surgical world, a thorough presentation of the state of the art, and a
glimpse of what is to come » (13.4.1995).
Félicien
Steichen a publié 125 articles dans des journaux de chirurgie. On est frappé
par leur éclectisme, leur éventail
s’étendant de la chirurgie cancérologique de la tête et du cou à la
chirurgie cardiovasculaire, la chirurgie
pulmonaire et la chirurgie
digestive de pointe, oesophagienne, gastrique,
intestinale, pancréatique et hépatobiliaire. Il est l’auteur ou le
coauteur de 21 livres, de 50 chapitres dans des traités et des monographies, et le réalisateur de 17 films
scientifiques dont 10 ont été intégrés
dans la bibliothèque de l’American College of Surgeons. Au pays du
« publish or perish » il n’y a
donc jamais eu péril en la demeure.
Au
fil du temps
Pendant
notre séjour studieux aux États-Unis j’étais allé le voir à Baltimore, il
m’avait rendu visite à St. Louis dans le Missouri. Le traumatisme de la guerre
du Vietnam n’avait pas encore eu lieu, ce fer porté au rouge n’avait pas encore
imprimé sa brûlure sur la face de l’histoire. L’Amérique était encore « God’s
own country », forte de convictions inébranlables et à juste titre
unanimement fière d’elle-même. (« What we built and what we dreamt were, to many, the
definition of the future » – Thomas L. Friedman, en 2013). Dans la fournaise
des étés là-bas, nous avions échangé nos
impressions d’expatriés que travaillait un peu le mal du pays, happés par l’activité frénétique et
l’harassante mise à contribution qui rendent inoubliables les hôpitaux américains
de nos jeunes années. L’Europe lointaine paraissait toute petite, comme vue par
l’autre bout de la lorgnette, terre-mère ayant pris de l’âge et dont les signes
de vie étaient quasi imperceptibles à cette distance.
L’éphémère
insertion professionnelle de Félicien Steichen dans le microcosme grand-ducal, certes décevante, ne lui laissa pas
d’amertume insurmontable. Tout compte fait, il avait gagné au change...Au hit-parade
des chirurgiens d’origine luxembourgeoise, toutes générations confondues, personne
ne lui disputait la première place.
Les
traits de sa personnalité américaine avaient peu à peu pris forme, greffés sur
les racines et les branches porteuses luxembourgeoises sans les affaiblir. Nonobstant
son précieux passeport américain, source de fierté et de reconnaissance, il
choyait les attaches avec son pays natal, qui ont résisté sans usure à
l’écoulement des ans. Il ne tarissait pas sur les souvenirs précis et les
anecdotes évoquant son enfance et son adolescence. Il demandait des nouvelles d’un tel et de tel autre, était au courant de petits et de grands faits,
politiques ou non, savait et savourait les rumeurs, parfois même les potins. Il
rejoignait les réunions annuelles des
« anciens » de sa classe de l’Athénée quand il le pouvait (la dernière fois le 28 mai 2011)
et ne dédaignait pas la gastronomie
locale. Le Riesling de la Moselle, le jambon d’Ardenne, la cancoillote, les
gâteaux et les chocolats d’un confiseur fameux embrasaient la satisfaction du savant
new-yorkais – on ne lui connaissait guère d’autres « faiblesses ».
Il
a évoqué dans une lettre « l’esprit ouvert au monde que nous
avons reçu dans notre pays – le Luxembourg –
justement parce que le territoire est petit (l’esprit parfois aussi!) et
que nous sommes donc forcés de nous
évader vers d’autres horizons. Je fais cette remarque non pas pour dire du mal
ou me sentant supérieur, mais bien au contraire pour affirmer ma conviction que
nous a été donnée, malgré les limites qu’un milieu ramassé sur lui-même impose,
une éducation multiculturelle».
Il
aimait profondément la France et les
Français – leur essence identitaire est partie intégrante de sa famille –, ne
s’interdisant pas pour autant de leur décocher à l’occasion l’un ou l’autre trait
gentiment ironique, avec le recul géographique qui met bien en évidence les
menus travers nationaux. La Bretagne était devenue sa troisième
patrie ; il repose en terre armoricaine.
Tout
en ne faisant pas fi des traditions, ni dans la vie quotidienne, ni dans
l’activité professionnelle, il était réceptif aux exigences de la modernité :
« Il faut vivre avec le progrès. J’en
suis donc à mon deuxième ordinateur, le premier ayant rendu l’âme sans
avertissement il y a un mois...Economie d’effort en fait, et aussi de papier.
Il faut éviter le déboisement du monde occidental... ».
(A propos de l’informatisation, son
entourage corrige légèrement : « Il se servait de
l’ordinateur comme d’une machine à écrire...Google et e-mails étaient toujours
un mystère pour lui ». Il n’obtempéra donc que dans une moindre mesure aux
injonctions d’une technologie envahissante).
A
l’occcasion du cycle « Les chercheurs luxembourgeois à
l’étranger », l’université du Luxembourg avait invité en 1995 à la
conférence publique en langue française :
« Professeur Dr Félicien Steichen , Petites ouvertures et haute
couture en chirurgie », que le
programme introduisait comme suit: « La
chirurgie, comme toutes les branches de l’art et de la science de guérir, exige
la dextérité manuelle et une bonne base scientifique. La dextérité est celle de
l’artiste ou de l’artisan, qui dans le cas particulier a appris la façon de
suturer et de panser les plaies pour rétablir la configuration anatomique. La
base scientifique mène le chirurgien aux bons choix thérapeutiques pour rétablir
les fonctions physiologiques tout en respectant l’intégrité du corps humain et
en tenant compte de sa susceptibilité
aux infections. Le Dr Steichen parlera de l’art de la suture et de la science
de l’asepsie au cours de l’histoire de
la chirurgie ». L’orateur fit salle comble.
L’histoire
de la médecine avec la touche poétique qu’il
y décelait, le fascinait. Pour lui, l’actualité était la continuation
momentanée du passé en médecine comme ailleurs, et ne se gérait bien qu’avec la
connaissance approfondie des antécédents. Il se plongeait volontiers dans la
littérature chirurgicale d’antan qui, bien que dépassée, le faisait dialoguer
avec les mânes de ses pairs dans le sentiment d’appartenir à une communauté
transcendant les limites des âges. Il s’inspirait de l’exemple et de
l’enseignement des géants, les Ambroise Paré (qu’il citait : « Je le
pansay, et Dieu le guarit » et adaptait au présent: « Je l’ai pansé,
je l’ai guéri, Dieu est-il toujours notre compagnon ? »), William Halsted (« cut well, sew
well, do well »), René Leriche et autres Alfred Blalock. Personne d’autre
n’a jamais relaté avec autant de minutie l’histoire de la suture, une étape évidemment
déterminante de l’acte chirurgical pour réparer les dégâts prémédités, et les
autres aussi, bien entendu.
Il
maniait la plume avec la même habileté que le bistouri. Auteur scientifique
prolifique, il aimait choisir les mots, sculpter les phrases, dans un style
châtié qui tranchait sur l’habituelle
sécheresse des écrits scientifiques américains. Rarement, le lyrisme sourdait à la
pointe de sa plume, notamment quand elle célébrait les retrouvailles avec les paysages
de son pays d’origine: « If “small
is beautiful,” Luxembourg possesses both attributes – a proud and peaceful
claim that is in part the result of
history but also a gift of nature...
within its narrow borders, the
countryside can vary from gentle fields to rolling hills, covered by forests
with unforgettable effects of light and colors depending upon the season and
the time of the day. Rivers meander through valleys…sleepy villages, their
inhabitants gone to work in the fields at early dawn, and bustling towns and
small cities, offer the visitor the beautiful panorama of tastefully decorated
farmhouses and artfully preserved urban centers…The surroundings of villages
and towns often are those of a public garden or park, where flowers alternate
with green lawns and wooded areas, permeated by light and shadows that lead the
mind to an enjoyable state between dream and reality... ».
Souvent en
collaboration étroite avec un illustrateur professionnel, il s’occupait
méticuleusement de l’iconographie accompagnant ses textes, veillant à
l’exactitude anatomique et à l’exécution. Le résultat : de très beaux
livres parfois apparentés aux éditions d’art et qui, au-delà de leur
destination utilitaire dans un domaine très spécialisé, procurent un réel
plaisir esthétique. Ils réussissent le tour de force de nous convaincre de la beauté d’une vésicule
biliaire ou d’un rectum, entre autres... En grande partie grâce à sa
contribution qui comportait aussi une lourde tâche éditoriale, l’ouvrage « Minimally Invasive Abdominal
Surgery », dont prit soin une prestigieuse maison d’édition allemande, fut déclaré
« plus beau livre scientifique » lors de la foire aux livres de Francfort
(Deutsche Buchmesse) en 2001.
Ne se contentant pas de pratiquer l’art et la
science de la chirurgie, il la pensait, amalgamant dextérité et
réflexion : « The playing field
between thinkers and doers has been leveled to the point where the diagnosis
and procedure oriented cardiologist and member of the department of medicine
has more in common with the cardiac surgeon similarly interested in operative
and functional correction of a heart defect, than he or she has in common with the
neurologist, also a member of the medical department. The neurologist in turn
is closer to the neurosurgeon and shares with him or her common diagnostic and therapeutic skills”.
Et encore: « The purely clinical approach to surgery and
medicine… has its limits, as all empiricisms have, unless it is enlarged by the
input of basic biological sciences and experimental research…it is quite
certain that many of the discoveries would not have been possible without the
availability of the necessary materials, the required financial resources, and
the fiscal discipline by the public and political leadership to accept the cost
of research… ».
Il
développait des idées personnelles très pertinentes sur l’enseignement et l’apprentissage
de la médecine en général, sur la formation des chirurgiens en particulier. Pédagogue
et guide, il a contribué à former de nombreux jeunes chirurgiens qui ont
profité du perfectionnisme, de l’honnêteté intellectuelle, de l’intégrité
professionnelle, de la sincérité et de
l’humanisme empathique dont il donnait l’exemple. Il leur communiquait son inquiétude: « Would he [Ambroise Paré] be concerned
that mankind has lost its soul to technology, abandoned its mind to the
computer, sacrified compassion to efficiency, and surrendered originality and
courage to conformity ? ».
En
vivant la réalisation de son « rêve américain », il ne s’est jamais départi de sa modestie, elle n’était
pas incompatible avec l’ambition. Les honneurs ne lui furent pas mesurés, il les
accueillait avec un plaisir qu’il ne cachait pas : une chaire de chirurgie au
New York Medical College porte à tout jamais le nom de « Félicien M.
Steichen Chair of Surgery » ; il
fut consul honoraire du grand-duché de Luxembourg à Pittsburgh avec
juridiction dans l’État de Pennsylvanie; le 1er juillet 1986, au cours d’une
cérémonie dans Battery Park, il reçut du maire de New York Edward I. Koch la « Mayor’s
1986 Liberty Medal » créée lors de la commémoration de l’indépendance pour
distinguer 200 personnalités immigrées aux mérites exceptionnels (« New
York Times »); ne s’enfermant pas dans une tour d’ivoire, il siégeait aux
côtés d’hommes d’affaires dans le conseil d’administration de la
Luxembourg-American Chamber of Commerce implantée à New York ; de ce
côté-ci de l’Atlantique il faisait partie de l’Académie nationale de chirurgie
française, et de plusieurs autres
sociétés savantes.
Il
se prêta de bonne grâce au jeu lorsque la télévision luxembourgeoise le filma en
1992 dans sa belle propriété de Larchmont au bord du Long Island Sound, pour
une émission qui le montrait sciant avec un petit air espiègle un épais tronc
d’arbre dans une des séquences, prouvant
non sans un zeste de coquetterie qu’il se servait avec aisance des lames
tranchantes les plus variées. Il savait rire aux éclats, son exubérance était
contagieuse et mettait les rieurs de son côté ; seuls de gros problèmes de
santé parvinrent à voiler temporairement ce trait de caractère.
Chirurgien
jusqu'au bout de ses doigts habiles, il ne ménageait cependant pas son admiration
à René Théophile Hyacinte Laënnec; cicerone dévoué, il goûtait conduire ses
amis à la tombe de l'inventeur du stéthoscope, et à celle, qui l'avoisine, du
grand chirurgien breton Emmanuel Pouliquen, sur la hauteur où le cimetière de
Ploaré en Douarnenez se rapproche de la flottaison des nuages.
Il
cultivait ses jardins sur deux continents avec une passion tranquille, planter
un arbre lui apportait du bonheur.
La
dernière fois où je voulus le joindre au téléphone, ce fut en vain : la
communication ne tarda pas à s’établir, la voix de son épouse, altérée par
l’émotion, m’apprit qu’à l’instant même elle venait de le trouver sans vie au
milieu des senteurs du jardin. Une pure coïncidence? Probablement.
Le
docteur Félicien M. Steichen a sa place
dans l’histoire de la médecine américaine. Il appartient aussi à l’histoire
personnelle de ceux qui ont fait plus d’un bout de chemin avec lui, et qui ont eu le privilège
de souvent l’approcher dans un partage
d’aspirations, d’espoirs, de préoccupations, d’illusions, de souvenirs, de
joies et d’heures lumineuses.
B i b l i o
g r a p h i e
1) Steichen,F.M. and Ravitch M.M. - Stapling in Surgery, 1984; Year Book Medical
Publishers, Inc., Chicago , London, 418 p.
2)
Ravitch, M.M. and Steichen, F.M. - Atlas of General Thoracic Surgery, 1988; Saunders Company,
Philadelphia etc., 421 p.
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3) Kremer,
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380 p.
4) Ravitch,
M.M. , Steichen, F.M. and Welter, R. - Current Practice of Surgical Stapling, 1991; Lea & Febiger,
Philadelphia , London, 324 p.
5) Steichen,
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1994; Quality Medical Publishing, Inc.,
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6)
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7) Kremer, K. ; Platzer, W. ;
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8) Steichen,
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9) Steichen,
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10) Steichen,
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Sutures in Operations on the Esophagus & Gastroesophageal Junction, 2005; Cine-Med,
Inc., Woodbury, CT, 235 p.
11) Steichen,
F.M. and Wolsch, R.A. - Mechanical Sutures in Operations on the Lung, 2005;
Cine-Med, Inc., Woodbury, CT, 181 p.
12) Steichen,
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Cine-Med, Inc., Woodbury, CT, 294 p.
13) Steichen,
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W. and Buchwald,H. - Pioneers in Surgical Gastroenterology, 2007; tfm
Publishing Limited, Harley, Shrewsbury, UK, 336 p.
14) Steichen,
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Inc., Woodbury, CT, 315 p.
………………………………..