Il est dit que c'est le vainqueur qui écrit l' Histoire
quand la guerre est finie. Je dirais de même que c'est celui qui paye pour un
rapport "indépendant", qui écrit l'Histoire. Monsieur Frieden a payé
€200.000 pour son rapport. Le produit qu'on vient de découvrir est
effectivement celui que le gouvernement voulait. Le client est satisfait. Mais
ce n'est pas une enquête, encore moins une enquête judiciaire, c'est sans doute
un exercice de "damage control" et aussi de l'Histoire-fiction.
1. Le rapport est un conte des 1001 nuits
C'est une belle histoire cousue de fil blanc, où les
éléments bien connus du passé de Cargolux, disparates et désordonnés, sont
tissés ensemble en un seul tapis bien lissé. Une partie de la fiction voudrait
prétendre que: une équipe Cargolux-gouvernement, soudée, motivée, sous pression
de Bruxelles pour accepter un autre actionnaire, a identifié Qatar Airways
comme LE partenaire stratégique idéal pour Cargolux. Grâce aux talents supérieurs de négociateur de
Monsieur Frieden, ce gros poisson a finalement pu être tiré à bord en 2011,
contre toute attente. Les autres parties de la fiction sont les embellies sur
les éléments sous suspicion depuis toujours:
la notion de partenaire stratégique et la justification de la sortie
privilégiée de BIP de l'actionnariat.
En ce qui concerne le choix de Qatar Airways comme
meilleur partenaire stratégique, le terme "à l'époque" est utilisé.
C'est sans doute pour excuser l'échec rapide et scandaleux de la stratégie qui n'était
géniale "qu'à l'époque". Or une stratégie n'a rien de ponctuel ni dans
l'espace ni le temps. C'est un plan bien réfléchi pour le long terme. La
stratégie du partenariat avec Qatar Airways a foiré, parce qu'elle n'était
bonne à aucun moment. Qui sont les stratèges derrière la décision de Cargolux
de s'engager de la sorte? Juste pour être sûr de ne jamais les recommander à
personne.
La sortie en toute beauté du groupe BIP de l'actionnariat
de Cargolux devient elle un conte de fées révisé: dans cette transaction à géométrie
variable, les actions privilégiées de BIP et de Luxavantage bénéficiaient d'une
plus-value de 40%. C'était expliqué dans le temps par un dividende dont seules
BIP et Luxavantage bénéficiaient. Une opération qu'il n'est pas facile de
justifier. Nouvelle explication: en sortant de l'actionnariat, ces
investisseurs de longue date allaient être privés des fantastiques plus-values
que l'arrivée de Qatar Airways allait procurer à Cargolux. En d'autres mots,
ces actionnaires devaient être payés plus, car sur base des projections (utopiques),
l'actionnaire qui se retire perd sa part des futurs profits et a donc un manque
à gagner. Il faut donc le compenser! Le Luxembourg a inventé une nouvelle forme
d'investissement: l'investissement zéro, donc à risque zéro dans une affaire dont
on dit qu'elle peut rapporter gros. On
sera donc immédiatement dédommagé pour son futur manque à gagner!
Ce que le rapport ne dit pas au sujet de BIP, car cela dépasse
l'imagination et l'ampleur de la mission, c'est qu' il ne fallait même pas
absolument que d'autres vendent 35% de leurs actions à QR. Ce n'était même pas désirable.
La logique aurait voulu qu'on crée des nouvelles actions pour Qatar Airways, représentant
les 35% convoitées. Tous les actionnaires existants auraient été dilués. La
trésorerie de Cargolux se serait améliorée de $117,5 millions, offrant ainsi un
vrai bénéfice à la société. Et si par la suite BIP trouvait un autre repreneur extérieur
pour ses actions, sans recourir au grand écart qu'on a vu, c'était plus propre.
Et en partant, BIP renonçait aux
fantastiques gains futurs, sans compensation. J'étais étonné de l'omission de cette
alternative de la part d'un Big Four, mais il est vrai que l'exécution
photographique du rapport demandée ne pouvait capter ce qui n'a jamais été
envisagé par le client.
Le grand mystère qui n'a pas été éclairé par les feux du
rapport est de savoir comment et par qui 35% de Cargolux ont été valorisées à
$135 millions, un montant ridiculement bas. Les stratèges d'avant?
Puis il y a la méchante sorcière de Bruxelles, la
Commission, qui met le gouvernement luxembourgeois sous pression, car il
pourrait être accusé de subsidier Cargolux. Pourrait-on ignorer ces
"pressions"? Je le ferais sans hésitation, tant que tellement de règles
européennes sont ignorées par la France, l'Allemagne et les autres, comme par
exemple en ce qui concerne les déficits budgétaires et bien d'autres règles
effectivement caduques. Sans ignorer qu'un autre gouvernement, celui du Qatar,
peut s'accaparer la BIL à 90% et la KBL à 100%. Par contre, le gouvernement
luxembourgeois ne pourrait pas sauver une de ses activités économiques essentielles? La
subsidiarité européenne laisse à désirer.
2. Le rapport est un exercice en "damage control"
En tous cas, c'est
une tentative de damage control. Pour être efficace, il eut fallu se plier à
quelques règles de l'art.
La première règle est que l'on ne peut pas défaire ce qui
était fait, on ne peut pas faire marche arrière. Le rapport est par contre une démarche
en ce sens, et descriptive révisionniste plutôt qu'analytique. Le rapport peint
une nouvelle image syncrétique de l'idylle Cargolux, décrivant un paysage
plaisant, sans trop analyser les détails. Tenez, cela ressemble à
l'impressionisme! Et d'arriver à une
conclusion superficielle, impressionniste aussi, sans analyse ni contradiction,
que l'affaire Cargolux était rondement menée dans l'intérêt de tous. Tout
plane.
Cela enfreint une autre règle: éviter de tomber dans le piège
de l'arrogance. Nous y sommes en plein: voici un rapport, maintenant passons
outre. L'arrogance met la scène pour violer une autre règle: l'obstruction est
pire que les faits. Cacher des choses et effacer les traces n'est pas une bonne
idée. Souvent cette attitude se révèle plus coûteuse et dangereuse que de présenter
les faits ouvertement, tous les faits à la fois, tels qu'ils se sont produits. Car
la vérité finira par prévaloir. N'oublions pas qu'à l'origine de ce rapport il
y avait des sérieuses questions sur la genèse des relations avec Qatar Airways.
Si la perception reste que le public n'a pas reçu toutes les informations en
toute franchise, le damage control sera perçu comme une opération
d'obscuration.
Cependant l'opération mérite quelque respect pour la mise
en scène d'une diversion. Il faut honorer le beau geste. Au moment de la présentation
du rapport on donnait également la nouvelle de la vaillante riposte du
gouvernement luxembourgeois contre la recommandation de Commission européenne
(encore elle), d'introduire un péage sur les autoroutes luxembourgeoises. Cette
tactique de créer une diversion est souvent décrite par "mettre le feu à
la cuisine pour cacher l'incendie dans le garage". Monsieur Juncker l'a
appliquée également en criant au feu au SREL pour distraire des affaires
Cargolux et Stade National. En notre cas, toute l'attention s'est immédiatement
tournée sur le péage des autoroutes, monstruosité qui n'existe même pas.
J'aurais cependant choisi plutôt un vendredi après-midi pour faire ces
annonces, pour optimiser les capacités d'oubli du public luxembourgeois pendant
le weekend.
3. Le rapport n'est pas une enquête non plus
Rappelez-vous, la question d'une enquête Parlementaire avait
été posée. Cependant la Chambre des Députés a voté majoritairement pour l'obscurité.
Et la lumière ne fut pas. Il n'y a pas eu d'enquête judiciaire non plus. Pour
qu'il y ait enquête digne de ce nom, il faut des témoignages sous serment,
contradictoires et la saisie de documents et autres pièces et preuves, avant
leur destruction de préférence. Mais on a préféré voter tout de suite qu'il n'y
avait pas scandale, avant de rassembler les faits. L'équivalent de l'ancien
ordre de tir: "Feu, Visez, En Joue!"
En guise de conclusion, Monsieur Frieden a reçu un
certificat médical de complaisance à l'envers. c.à.d. de bonne santé. Il a été
acteur, commanditaire du rapport, payeur, témoin, éditeur je suppose,
investigateur et présentateur. Tout un orchestre. Pour Cargolux et ses employés
qui savent parfaitement leur Histoire, il ne reste qu'une leçon: restez
vigilants, et faites votre propre rapport.
No comments:
Post a Comment