Cargolux - Qatar Airways: Autopsie d'un mariage forcé
Par intervention divine ou était-elle
prime-ministérielle, une histoire d'espionnage de série B hallucinante, avec B
comme dans Bommeleeër, est venue masquer le fin mot sur le mariage forcé et
raté de Cargolux. Or le fin mot sur ce mariage est que c'était une faute, une
fausse solution à un vrai problème, une opération inutile, superflue, opaque et
douteuse, abusive et coûteuse. L'affaire laisse une Cargolux divorcée avec plus
de plomb dans l'aile qu'auparavant.
La vente de 35% de Cargolux ne faisait d'autre sens que de libérer les
investisseurs privés.
La volonté affichée de s'allier avec un "partenaire
industriel" qui donnerait aussi accès à du capital, sans spécifier
comment, était une belle pensée théorique. C'est la base fragile de l'appréciation
erronée qui a été faite.
La réalité est que deux sociétés actives dans le même
secteur sont essentiellement des concurrents. La pensée était que le
partenariat avec Qatar Airways, (QR), allait produire des avantages mirobolants
à Cargolux, (CV). Ce n'était qu'une rêverie dépourvue de bonne diligence, et
selon mes sources, sans engagement ni promesse formelle de la part de QR. Selon
les dires de Monsieur Juncker, ce partenariat allait fournir des nouvelles
routes, des nouveaux clients, du nouveau business et de nouveaux emplois à CV.
Cette affirmation n'était basée sur rien. Mais concrètement CV projetait
500-600 tonnes de fret supplémentaires par semaine au Findel et Luxair de par
son handling voyait des revenus en augmentation de plusieurs millions de
dollars. Sans parler du résultat de la vente d'une partie de sa participation
dans CV.
Selon mes sources encore, la bonne diligence conduite par
QR était extensive et n'avait aucune réciprocité du côté luxembourgeois. Ainsi
QR demandait contractuellement accès à tous les renseignements comptables,
commerciaux, opérationnels, organisationnels et légaux sur CV. Aucune demande
réciproque de la sorte n'était faite à QR! Il faut conclure qu'à ce jour CV ne
sait même pas si QR est profitable, quels sont leurs clients, leurs obligations
quelconques envers des tiers, quel est la stratégie de développement du hub de
Doha, pourtant essentielle pour comprendre le business de QR. En effet, le
négociateur luxembourgeois était quasi inexistant.
Ainsi la lamentable valorisation à $117,5 millions pour
35% de la société est la preuve de cette incompétence, sinon de mauvaise foi.
Une vague référence à la valeur comptable de la société ne suffit pas pour
convaincre le commun des mortels du bien fondé de cette valorisation, à peine
$335 millions. Cargolux avait bien plus de valeur pour un acheteur qui opère 4
tires depuis 5 ans seulement. CV, c'est 42 ans d'expérience, plus de 1500 employés
parfaitement entrainés, des routes, des clients , des marchés. A l'issue de l'année
2010 avec un profit de $60 millions, il n'y avait pas d'arrogance de chiffrer
la valeur entre $500 millions et $1 milliard. Le candidat chinois Yangtze River
Express/HNA, ne s'y est pas trompé: il a offert pour ouvrir une négociation un
prix bas de $175 millions pour 35% de CV, certain qu'il serait négocié vers le
haut. Cela vaut acquiescement d'une valorisation de $500 millions au moins. Il adoucissait
même son offre avec une offre de prêt de $200 millions à 2% d'intérêt, alors
que QR offrait vaguement d'augmenter sa participation à 49% sans indication de
prix ou des modalités envisagées. La question du capital supplémentaire, tout
comme des "synergies" était habilement escamotée, sinon négligée pour
se concentrer sur ce qui paraissait la priorité des priorités: libérer les
actionnaires privés, surtout BIP et le fond Luxavantage de la BCEE, aux
meilleures conditions. Cet épisode à l'intérieur de l'affaire a été détaillée
dans un article de V. Poujol dans le Land (1) et vaut la peine d'être rappelé
ici.
L'acquisition de 35% de CV par QR était une transaction à géométrie
variable.
C'était un jeu d'actions ordinaires et d'actions privilégiées,
qui au cours d'une opération fiduciaire confiée à la banque ING apparaissaient
et disparaissaient comme dans un grand numéro de prestidigitation. L'opération,
qui serait probablement illégale dans la plupart des pays occidentaux, a en
fait procuré une plus-value équivalente à $12,50, soit près de 40%, aux actions
privilégiées de BIP et du fond Luxavantage de la BCEE, qui ont liquidé toutes
leurs positions. La SNCI et la BCEE en tant que banque appartenant 100% à
l'Etat et Luxair ont simplement converti leurs actions privilégiées en actions
ordinaires au taux 1:1, donc sans la plus-value de 40%. L'Etat curieusement
n'avait pas d'actions privilégiées lui-même. Par contre l'Etat, donc le
contribuable, étant le commun propriétaire de SNCI, BCEE et Luxair a fait
renoncer ceux-là à une plus value d'environ $43 millions dans la conversion,
mais a permis aux investisseurs privés sortants de réaliser une plus value de
près de $7 millions.
C'est donc le gouvernement qui décide qui fait un bénéfice.
C'est ce que j'appelle le corporatisme d'Etat. L'Etat a
aussi décidé contre l'investisseur chinois, qui avait offert $175 millions pour
la même participation, soit 50% de plus que QR, soit une valorisation de la
compagnie de $500 millions ou $165 millions de plus que QR. Les actionnaires de
BIP et Luxavantage qui n'avaient d'autre souci que de sortir de là calculeront
leur manque à gagner en ce cas eux-mêmes. Sans avaler l'excuse de négociations
exclusives avec QR. L'exclusivité avec QR n'existait que pour trois mois, le délai
standard dans ce genre de contrat entre la signature et le "closing".
Parmi les autres actionnaires paraétatiques, on n'a
entendu protester personne contre ces pratiques. La BCEE, par sa double présence
en tant que banque et son fond Luxavantage pousse la schizophrénie dans cette
opération jusqu'à approuver sous les mêmes signatures le traitement privilégié
pour Luxavantage et non-privilégié pour la banque. C'est preuve que le
corporatisme d'Etat tend à promouvoir ses plus fidèles et obéissants membres
aux postes de commande. Besoin de leadership? Survient alors QR avec Monsieur
Al Baker, qui lui tire les mêmes conclusions, et le fait savoir.
Mariage abusif
Déjà l'accord prénuptial avec CV penchait totalement en
faveur de QR, lui donnant accès à tous les secrets et informations, sans réelle
réciprocité. Monsieur Al Baker arrive au Luxembourg en Septembre pour consommer
le mariage. Selon le principe que "His Highness kicks ass", il
apprend au management de Cargolux qu'ils sont incompétents et Boeing apprend
qu'ils vendent de la camelote, provoquant le bel embarras d'une livraison
festive du premier Boeing 747-8 avortée.
On connait la suite dans laquelle CV perd sa dot, ses
clients, sa confiance et son reste de stabilité. L'absence de synergies, de
nouveau business et l'accumulation de menaces en appellent au bon sens pour
corriger la trajectoire. Les plans dans les tiroirs, ou ceux mijotant chez des
consultants, ou tout simplement certains accords existants ont fait craindre le
pire aux employés, car les idées avancées ne laissaient aucune place à un
quelconque attachement émotionnel au Luxembourg. Elles étaient toutes en chiffres.
Les syndicats ont probablement vu le piège potentiel qui existait en une prise
de contrôle par QR pas seulement dans les faits (on y était déjà!), mais aussi
formellement. Car QR pouvait détenir jusqu'à 49% de CV. Par le biais de BIL,
acquise par Precision Capital, et Luxair, une prise d'influence était programmée. De même jouait l'évident corollaire que 51%
de CV, le solde, devaient appartenir à des groupes européens: Precision Capital
est un groupe européen.
C'est sans doute l'impatience, une attitude de prima-donna
qui a alarmé tant de monde et mis le public luxembourgeois en défensive. La raison
formelle du divorce est en fait superficielle et même absurde: Monsieur Forson
n'a pas été accepté par les actionnaires luxembourgeois comme CEO alors qu'en même
temps ils lui ont exprimé leur confiance. Les raisons sont plus profondes comme
nous savons.
Rendre la divorcée plus belle encore
Quel gâchis. Ajoutez deux années d'opportunités ratées. Bien-sûr,
personne n'est responsable dans le système du corporatisme d'Etat. L'Etat, gouffre
anonyme, assume. Ainsi il se rendra compte, après une autre expertise peut-être,
que le Luxembourg s'est vidé de beaucoup de substance économique ces dernières
années, que perdre Cargolux ferait franchir le pas vers une catastrophe
d'ampleur. En attendant d'autres investisseurs, car c'est une question de
capital dorénavant, l'Etat devra bien colmater la brèche, consolider, économiser,
développer CV.
En ce qui concerne le partenaire cargo idéal, il n'existe
pas. En supposant que QR veuille vendre ses parts, les autres actionnaires ont
le droit de premier refus. En somme, ce sera une sorte de vente aux encheres.
Tenez, pour faire avancer le schmilblick, qui offre $1 pour démarrer? Mais en
attendant QR garde ses droits contractuels. S'il faut vraiment un autre
partenaire "stratégique", voici un petit dessin: vaut-il mieux
s'allier avec quelqu'un qui est géographiquement très loin, opère dans un grand
marché exportateur en plein développement, qui donc offre plus que cet autre
choix qui est plus près, un débutant qui doit apprendre, qui veut construire un
grand aéroport à Doha, près de ses cousins qui tous veulent faire la même chose
juste 50 km plus loin?
(1) http://tinyurl.com/d2vnuk6