Guantanamo anyone? Photo ET |
La justice en amont et en aval au
Luxembourg.
Les tribulations du gouvernement luxembourgeois dans les
platebandes du terrorisme.
Le 24 septembre 2014, la résolution 2178 du Conseil de Sécurité des Nations
Unies fut adoptée à l’unanimité. C’était une des 6 plus hautes réunions depuis
la création des Nations Unies il y a 70 ans. La résolution définit une
stratégie mondiale dans la lutte contre le terrorisme, et notamment contre les « combattants terroristes
étrangers ».
Extrait du libellé de la résolution :
« Dans la résolution 2178, adoptée à
l’unanimité de ses 15 membres, le Conseil exprime sa volonté d’élargir aux
combattants terroristes étrangers, notamment ceux qui sont recrutés par l’État
islamique d’Iraq et du Levant (EIIL) et le Front el-Nosra, les sanctions
qui frappent actuellement les individus et entités visés par le Comité contre
Al-Qaida.
Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte
des Nations Unies, il se déclare « fermement résolu à envisager »
l’inscription, sur cette liste, des « groupes, entreprises et entités associés
à Al-Qaida qui financent, arment, organisent et recrutent pour son compte ou
qui soutiennent ses actes ou activités, y compris à l’aide des nouvelles
technologies de l’information et des communications comme Internet et les
médias sociaux ».
Le Luxembourg et les Etats-Unis, co-auteurs de la résolution 2178 du
Conseil de Sécurité
En tant que Membre du Conseil de Sécurité des
Nations Unies, le Luxembourg s’est associé aux Etats-Unis pour être co-auteur
de la résolution. Même dans l’enceinte de ce « Machin », les Nations
Unies selon la dérision de de Gaulle, c’est un petit exploit pour le
Luxembourg. Dans son discours du 24 septembre 2014 devant le Conseil, le Premier
Ministre luxembourgeois Xavier Bettel a déclaré notamment :
« Pour contrer cette menace, il n’existe pas
de formule magique. Comme nous sommes tous concernés, il est évident que nous
devons agir ensemble. La réponse de la communauté internationale et du Conseil
de sécurité doit être à la hauteur de ce défi. À cet égard, je me félicite de
la résolution 2178 (2014) que nous venons d’adopter à l’unanimité, à
l’initiative des États-Unis. Le Luxembourg s’est fait un honneur de s’en porter
coauteur. »
M. Bettel a ensuite filtré l’essence des
décisions prises pour contrer le phénomène des combattants terroristes
étrangers :
- · intensifier les efforts visant à prévenir la radicalisation pouvant conduire au terrorisme et à lutter contre l’extrémisme violent;
- · empêcher celles et ceux qui veulent partir combattre avec des groupes terroristes de se rendre dans les zones de conflit;
- · redoubler d’efforts pour tarir les sources de financement des combattants terroristes étrangers.
En ce qui concerne ce dernier point, le
financement du terrorisme, M. Bettel a ajouté « qu’en tant que centre
financier international, le Luxembourg est conscient de ses responsabilités
particulières en la matière et s’est doté d’un arsenal complet et cohérent de
mesures législatives et réglementaires en matière de lutte contre le
blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et porte une attention
particulière à leur mise en œuvre. »
Tout a fait logiquement, dans la poursuite de cet
engagement déterminé, le gouvernement a déposé le 7 janvier 2015, le projet de
loi 6761 « portant mise en œuvre de certaines dispositions de la
Résolution 2178 (2014) du Conseil de sécurité des Nations Unies et portant
modification du Code pénal et du Code d’instruction criminelle. » Cette
résolution même qui est inspirée par le Luxembourg.
Malaise chez les magistrats ?
Mais les magistrats semblent se rebiffer. D’abord
on aurait pensé que le gouvernement, avant de se lancer dans une opération de
co-auteur d’une résolution du Conseil de sécurité, avec vocation d’influencer
la façon dont justice est rendue mondialement, aurait pris soin de consulter
ses plus sages magistrats. S’il l’a fait, ils auraient été ignorés ?
Ce qui froisse les robes est la perception que
les droits des citoyens seraient mieux protégés par les services judiciaires
que par les services secrets, rapporte PaperJam. Or comment mener une lutte préventive
sans les services de renseignement ? Où se trouve la disjonction
logique ?
C’est le caractère préventif qui chiffonne les
défenseurs de la procédure pénale actuelle. Ils perçoivent des déchéances
possibles « des valeurs aussi essentielles telles que la présomption
d'innocence, l'exigence d'une preuve suffisante (et donc au moins d'actes
préparatoires à une infraction) le droit à un procès équitable, la publicité
des débats, transparence et légalité des preuves sans parler de la motivation
de décisions et de tout droit de faire appel. »
Il est sage de donner l’alerte à l’approche de la
pente glissante, si, comme dans ce cas on s’avance entre autres vers le crime
de pensée. Avec cette avancée en amont de l’action criminelle violente même,
une simple suspicion déclencherait-elle la mise en œuvre de tout un nouvel
arsenal, qui va au-delà des méthodes pénales et valeurs énumérées?
Le terrorisme n’est pas seulement une affaire pénale
Le terrorisme se situe à l’intersection de l’acte
de guerre, du crime de guerre, et de l’affaire pénale. Ni la Résolution 2178,
ni le projet de loi ne s’étendent beaucoup sur ces aspects. Les magistrats les
frôlent, avec quelques considérations sur l’emploi des services secrets, sans
parvenir au niveau de la discussion du statut de » combattant terroriste
étranger », Ils se cantonnent dans
des considérations que d’aucuns résumeraient comme anti-SREL.
Pourtant l’aspect guerre aurait dû être considéré,
car les Etats-Unis, co-auteurs de la résolution, ont Guantanamo à peine caché
dans leur débarras. C’est un élément de
controverse. C’est aussi une solution, que beaucoup semblent
désapprouver : comment traiter un prisonnier de guerre qui est un
terroriste ? Le Luxembourg fait partie des critiques de Guantanamo. Le
Président Obama aussi. Dommage que la discussion n’ait pas eu lieu, car se pose
la question de la détention d’un terroriste suspecté. Menace pour la société,
sa détention nécessaire soulève toutes les questions des critiques de
Guantanamo.
Il y a d’abord ceux qui disent que le terrorisme
est une forme de guerre. ISIS et d’autres groupes terroristes le disent aussi.
Ils la déclarent même, et le langage onusien les appelle combattants. Il est
difficile d’imaginer que ceux-là, comme corollaire de leurs déclarations de
guerre appliqueraient les Conventions de Genève sur la guerre à quiconque tombe
entre leurs mains, civils ou militaires. Ils les assassinent brutalement.
Guantanamo a été une initiative pour plus ou
moins maintenir un semblant d’adhésion à ces conventions et règles.
L’argumentaire puise dans les sources de la Convention de Genève, concernant
les acteurs non-étatiques (ici les combattants terroristes étrangers) dans les
conflits armés. Ces combattants définis de la sorte, « ne bénéficient pas
des droits et privilèges du combattant ; l’acteur non-étatique est un
criminel de droit commun et il est licite de le mettre hors d’état de nuire par
des condamnations sommaires et des mesures répressives. Un combattant ne peut
voir son statut régulier reconnu que s’il porte les armes ouvertement, et
s’il revêt un signe distinctif. » (Julie Saada, autres,
« Les acteurs
non étatiques dans les conflits armés » Agence Universitaire de la
Francophonie, 2010).
La résolution ne tranche pas quant au statut du
combattant terroriste étranger. Mais que la guerre soit déclarée ou non a
certainement des implications légales et politiques. En fin de compte, face à
une menace on oppose une légitime défense. C’est donc la réponse du Conseil de
Sécurité : à la guerre on répond par les règles de la guerre.
En décidant de la sorte que la réponse est une quasi-guerre,
pour la gagner il faudra veiller à ne pas violer les principes de l’art
militaire. En ce cas certainement pas celui qui exige la recherche permanente du
renseignement. Or dans cette guerre ou l’ennemi se fond dans la population et
est difficilement détecté avant qu’il ne commette un acte de guerre, la
recherche du renseignement doit nécessairement cibler bien en amont de l’acte
de guerre. Vu sous l’angle des objectifs de la résolution, la prévention du
terrorisme est une opération clandestine de collecte du renseignement par les services secrets, puis une opération
de Police et même de surveillance du secteur bancaire par l’application des
mesures contre le financement du terrorisme du GAFI. Il est faux de faire
opérer Police et Services Secrets au même niveau, au même moment avec les mêmes
moyens.
Pour déduire de la résolution 2178 une loi qui
soit applicable en amont et donne en même temps quelques apaisements aux
gardiens des principes de la procédure pénale, il faudra lui donner une
application étroite.
Faute de consensus en profondeur, la loi devrait être spécifique
Cette loi inverse la charge de la preuve de la
culpabilité et la transfère de l’accusation à l’accusé, qui doit produire la
preuve de son innocence. Cette innovation inquiète les magistrats. Seulement une application étroite pourra mitiger
les possibles abus.
Le besoin d’être spécifique
demande une liste publique, publiée et maintenue par le gouvernement ou par une
organisation internationale telle que les Nations Unies, décrivant les infractions
possibles, ainsi qu’une liste publique des organisations terroristes désignées.
C’est annoncer clairement que l’intention de développer des activités en
support et de joindre ces organisations terroristes seront les preuves « prima
facie » pour établir qu’une personne est un terroriste. A moins que
l’accusé ne produise une preuve pour se disculper. Cette obligation d’apporter
la preuve de son innocence est le fait important : la charge de la preuve
s’est déplacée vers le suspect.
Il est clair que la
résolution et la nouvelle législation qui en découle sont nées de la peur, et
que l’on pourra disserter sur l’acceptation du public de céder des libertés
pour plus de sécurité. Nous avons déjà cédé, comme par exemple pour la sécurité
dans les aéroports, qui affecte les 100% d’entre nous. Cette nouvelle loi-ci en
fait n’affecte que 0,01% de la population, les candidats terroristes. En fin de
compte, elle oppose le droit de l’individu d’appartenir a une organisation
terroriste contre le droit à la vie du reste de la population, nous autres
99,9%.
L’enfer judiciaire luxembourgeois pour le faux
djihad
Il eut été intéressant
que les magistrats luxembourgeois s’arrêtent aussi sur un réel scandale actuel,
alors qu’ils expriment des réserves théoriquement légitimes quant à
l’application du présent projet de loi. Ce scandale est tout luxembourgeois et
les concerne directement. Je parle de l’incroyable désorganisation de la
Justice luxembourgeoise, qui très souvent ne parvient pas à délivrer justice
dans des délais raisonnables. En effet, au Luxembourg la justice est souvent différée,
donc déniée, ou pire, classée, faute de moyens, de savoir-faire et de volonté
politique. A la "rentrée judiciaire" en automne 2011, le Procureur
Général Robert Biever a confirmé ce que tous les criminels et leurs victimes
savent: le Luxembourg est un Paradis judiciaire pour les criminels, un enfer
pour les victimes, car la Justice n'a pas les moyens de sa mission. Selon le
Procureur, en particulier quand il s'agit de crimes financiers et de
blanchiment d'argent, (dont le financement du terrorisme évoqué par M. Bettel),
1.500 affaires prescrites ont dû être classées faute de moyens de 1990 à 2011,
en moyenne 75 crimes financiersimpunis par an! Aussi le Luxembourg se fait-il
régulièrement condamner par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour ses
violations de l’article 6-1 de la convention européenne des droits de l’homme sur
les procès équitables et notamment les délais déraisonnables.
J’aime citer le cas
tragi-comique de la vache volée au fermier de Mertzig : au bout de 12
années de procédures, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a condamné le
Luxembourg pour avoir failli d’organiser sa justice. Ne parlons pas de
l’affaire du siècle, que dis-je, l’affaire de deux siècles, connue sous le nom
de Bommeleeër : après 30 ans de procédures, il n’y a pas d’espoir de voir
une fin. Les 22 attentats à la bombe n’ont pas produit assez de preuves pour
conclure l’affaire, mais un limogeage d’officiers de Police confirmant
l’alarmant malaise !
Cette inefficacité judiciaire
punit les victimes. J’ai moi-même une affaire en cours depuis plus de 11 ans en
tant que plaignant, sans voir la fin. Ainsi des hommes et des femmes, victimes
de crimes, se retrouvent avec des années gaspillées, par négligence, paresse ou
incompétence, un scandale pour le pays co-auteur de la résolution 2178, donnant
des recommandations au monde entier pour organiser leur justice en vue de la
lutte anti-terroriste.
Cet aspect de l’organisation
défectueuse de la justice luxembourgeoise, ou plutôt l’absence d’un système
obligatoire pour parcourir les différentes étapes de la procédure dans des délais
raisonnables, est sans aucun doute l’argument le plus puissant pour ventiler
des graves réserves au sujet du présent projet de loi. Parce que la charge de
la preuve s’est déplacée, que le suspect doit apporter la preuve de son
innocence, le système judiciaire luxembourgeois, désespérément lent dans tous
les domaines doit absolument accélérer ses procédures. Pour la nouvelle loi
antiterroriste, où un innocent pourrait être faussement accusé de terrorisme, donc
détenu, les lenteurs procédurales créeront une nouvelle classe de victimes des
délais déraisonnables, avant de pouvoir apporter sa preuve d’innocence.
Certains appellent le
projet de loi antiterroriste encore Patriot Act à la luxembourgeoise, une
critique implicite des Etats-Unis. J’ajouterais cette autre cible de prédilection
européenne quant aux valeurs américaines : Guantanamo déjà cité. Si la loi
antiterroriste luxembourgeoise est appliquée avec les lenteurs décrites plus
haut, le terroriste « prima facie « faussement accusé, risque son
Guantanamo luxembourgeois pendant longtemps, très longtemps. Peut-être
verra-t-il plus d’un Procureur Général partir à la retraite avant sa relâche.
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