Le Luxembourg est officiellement un Paradis judiciaire et règlementaire
(II)
La déontologie n’est pas ontologique
S’il y a un malaise qui est considéré comme une trivialité au Luxembourg,
c’est bien cette corruption rampante et légitimée par la coutume au sein du
gouvernement qui consiste à distribuer des sièges dans des Conseils
d’Administration, d’autres cumuls et privilèges et de permettre les rotations
entre emploi public-privé sans restriction. Récemment un code de déontologie a
prétendu réglementer ces pratiques douteuses pour les Ministres. Il a été
développé par les ministres de l’ancien gouvernement pour les ministres, et
repris tel quel par le nouveau. Ce code est en fait un village de Potemkine
auquel on s’est résolu pour faire taire les critiques. En réalité, ce code ne
fait que suggérer un comportement aux ministres. Il est libre à chacun de
l’interpréter à sa guise. Bref, c’est un code qui n’a pas dents.
Quand la déontologie n’est pas dans le ventre
On est dans le processus typiquement luxembourgeois, qui consiste à éviter
la prise en charge d’un problème important, et à ne faire des concessions qu’en
cas de crise aigüe, comme dans le cas de pressions internationales. Nous
l’avons vu avec la question du secret bancaire et de l’information automatique.
Nous allons revivre un long kabuki similaire avant d’accéder à des institutions
vraiment transparentes, au droit du public à l’information ou FOI, aux
sanctions pour abus de pouvoir, à une justice qui fonctionne dans des délais
raisonnables, et à des organes de contrôle dans lesquels les supervisés ne
supervisent plus les superviseurs. Je viens d’énumérer le laxisme et la
permissivité qui définissent le « système luxembourgeois ». Pour le
nouveau gouvernement, l’excuse est que ce système est synonyme et contemporain
de l’Etat CSV. Mais d’ici peu, sans réformes profondes, Gambia en sera le
propriétaire.
Cela prendra certes du temps et des petits pas pour changer ce système. Car
dans le « group-think » de cette caste politique/fonction publique
supérieure, les extras sont considérés comme des droits acquis, donc légitimes.
Les comptes à rendre sont par conséquent une notion largement inconnue. Dans le
monde anglo-saxon, souvent précurseur pour réprimander et interdire les
pratiques douteuses de ceux au pouvoir, ce système est appelé tout simplement
corruption et est sanctionné. Mais attention, cette approche sera imposée
encore une fois au reste du monde par des législations anglo-saxonnes au long
bras extraterritorial telles que FCPA et UK Bribery Act.
La déontologie au pays des merveilles
En attendant, au Luxembourg, nous avons encore récemment vu des nominations
de certains cumulards de la fonction publique aux Conseils d’Administration de
la BCEE et des Chemins de Fer. D’autres pratiquent le pantouflage, comme
récemment des hauts fonctionnaires du Ministère des Finances qui se sont fait
recruter l’un par la Banque de Luxembourg, l’autre par la BIL. Il y a bien eu
quelques protestations dénonçant cette pratique des portes tournantes. Elles
étaient vite balayées. Une question parlementaire du député Justin Turpel au
Premier Ministre n’a pas été traitée avec le respect et la transparence que le
public et son représentant élu au Parlement méritent. La réponse évasive était
typique pour l’ancien gouvernement. Pour le nouveau gouvernement, c’est tout
simplement désappointant. Connaitre la liste des privilégiés et de leurs
privilèges n’est donc pas encore un privilège du public au Luxembourg. Aux
Etats-Unis, ce serait une liste des inculpés.
Plus explicite encore est la position de Luc Frieden, député, ancien
Ministre des Finances et de la Justice entre autres. Il prend un poste
important dans le privé, à la Deutsche Bank à Londres. Il ne se voit pas
encombré par un code de déontologie qui, quoique en chantier depuis des années,
n’a été adopté qu’en 2014, alors qu’il n’était plus ministre…. Et de toute
façon, se tenir au code est, comme nous l’avons vu, facultatif.
Il est remarquable qu’à ces niveaux de service public, député et ancien
Ministre de la Justice, il faille y avoir un code écrit pour expliquer ce qui
est juste et injuste, ce qu’il devrait faire et ce qu’il ne devrait pas faire.
Il faut aller chercher bien loin pour justifier qu’en tant que dauphin possible
de Jean-Claude Juncker, il quitte sa fonction de député pour le plus grand bien
de son parti. Et il faut expliquer aux nombreux électeurs pourquoi ils ont été
dupés pour élire un candidat qui n’accepterait pas d’être sur un banc
d’opposition, tout comme son mentor Juncker. Le parti CSV, pourtant
représentatif d’un grand pan de sensibilités, se trouve bien affaibli par ces
deux désertions. Bien naïfs sont ceux donc qui croient que la vertu vient avec
la fonction, et que les individus qui accèdent à des fonctions publiques
importantes le font grâce aux valeurs qu’ils représentent. Il faut donc un code
qui les y contraigne.
Le code de déontologie sera testé internationalement
Ce que les anglo-saxons appellent et interdisent aux ministres, est la
« Revolving Door ». Leurs codes interdisent de prendre une quelconque
fonction dans le privé qui présenterait un conflit d’intérêt, comme par
exemple un ancien ministre des finances qui rejoindrait une banque. On dira
pour Luc Frieden que ceci se passe à Londres. Il faudra cependant réconcilier
l'envergure européenne des responsabilités d’un ministre luxembourgeois et son
accès à l’information et aux prises de décisions politiques européennes, et de
celles de la Banque Mondiale comme gouverneur et du FMI, surtout en période de
crise bancaire.
Dans le contexte purement d’une déontologie personnelle, dans le cas où la
déontologie règlementée ne s’appliquerait pas, le choix de la Deutsche Bank
comme abri n’est pas des plus heureux, sachant que la Deutsche Bank a eu un
investisseur de taille juste au mois de mai 2014, €8 milliards de la part du
Qatar. Comme Luc Frieden a eu de grands mérites pour développer des liens
privilégiés entre le Qatar et le Luxembourg, et comme il a vendu 35% de
Cargolux à Qatar Airways, ainsi que les banques BIL et KBL à un des Fonds
tentaculaires du Qatar, il s’expose à l’apparence d’un conflit
d’intérêt. Mais parait-il, il y a eu une conversation entre lui et le Premier
Ministre, et j’en conclus que tout s’est passé selon les procédures très
simples du système luxembourgeois. Sans doute est-ce une situation où tous les
intérêts, ceux du gouvernement, de Luc Frieden et de ses camarades du CSV sont
alignés, comme on dit si bien.
Faut-il mentionner que Luc Frieden sera en particulier en charge de
questions règlementaires bien anglo-saxonnes à la Deutsche Bank à Londres
justement? A ce sujet, j’espère que la Deutsche Bank aura pris soin de
consulter le Lord Chancellor sur la portée du « United Kingdom Bribery
Act », dans la mesure où il pourrait avoir un effet dissuasif sur le
recrutement d’un élu étranger, ancien ministre de surcroit, sur la place de
Londres. C’est d’autant plus d’actualité alors que le Ministère de la Justice
américain et la « United States Securities and Exchange Commission,
SEC » ont activé le « Foreign Corrupt Practices Act, FCPA » pour
investiguer les pratiques de recrutement de quelques banques qui sont
soupçonnées d’avoir recruté en Asie des membres de famille de personnes
influentes. Selon le Wall Street Journal, ce sont entre autres Crédit Suisse,
Goldman Sachs, Morgan Stanley, Citigroup et UBS. Comme nous voyons, on met les
pieds dans le monde cossu des « Politically Exposed Persons » bien au-delà
des frontières des Etats-Unis?
Le nouveau code : bien essayé
Mais même au Luxembourg, au moment d’écrire ces lignes, il y a eu du
nouveau. Le gouvernement s’était réuni en conclave au Château de Senningen pour
deux jours et a daigné communiquer ceci au brave peuple :
« Les ministres réunis en Conseil ont fixé les grandes lignes
d’un nouveau code de déontologie applicable aux membres du
gouvernement. Afin de rendre les dispositions du code contraignantes, il
recevra la forme d’un règlement grand-ducal. Un point essentiel concerne les
devoirs d’un membre du gouvernement ayant quitté ses fonctions. Il sera obligé
de s’abstenir pendant 24 mois d’utiliser des informations non publiques et dont
il a pu avoir connaissance dans l’exercice de son mandat. En cas de non-respect
de cette disposition joueront les voies de recours du droit civil ».
En première analyse,
les nouveaux châtelains du Château de Senningen se sont choisis quelques
règles, qui essentiellement ne vont produire aucune contrainte. Ce nouveau code
n’interdira pas de joindre n’importe quelle société privée. L’ancien ministre
devra «s’abstenir pendant 24 mois d’utiliser des informations non publiques et
dont il a pu avoir connaissance ». De quoi rêver ! Pourquoi
pensez-vous que la Deutsche Bank recrute Luc Frieden ? Si quelqu’un n’est
pas content, en cas de non-respect de cette disposition, joueront les voies de
recours du droit civil ? Cinq ans ou dix ans de procédure dans le système
judiciaire luxembourgeois ? Il faudra vraiment être mécontent.
Il faudra revoir la copie. Aussi, le soi-disant
« Ministeschgesetz » n’est pas un « Gesetz », une loi. Les
châtelains préféraient concocter leur propre recette, sur mesure, sans doute
pour pouvoir un jour émuler Luc Frieden. Etienne Schneider, qui d’ailleurs a le
grand mérite d’avoir démissionné de ses postes dans plusieurs Conseils
d’Administration quand de fonctionnaire il est entré au gouvernement, a essayé
de justifier sur RTL la relative mollesse du nouveau code, en ce qu’il permet
le recrutement d’un ministre par le privé, avec comme seule restriction que la
recrue ne peut pas divulguer des informations non publiques à son nouvel
employeur. Il conclue que sans cette clause, (ahurissante), il ne lui resterait
que le job de sage-femme. C’est un junckérisme pour noyer le poisson. Le
Ministre de la Justice devra néanmoins être un sage-homme, pour l’accouchement
de cette nouvelle copie, s’il ne veut pas se faire dire que Monsieur Braz s’est
inspiré à Brazzaville pour son nouveau code. Par contre, je pense que Monsieur
Schneider a protégé ses arrières en profitant d’un congé sans solde en tant que
fonctionnaire. De toute façon il est aussi pour une limitation des mandats.
Bravo encore pour cela. Il réintègrera sans doute son ancien Ministère en
2018? Sinon il n’y aura que les Finances et le Lobbying qui seront réellement
exclues, et bien sûr Ministre de la Guerre d’Al Qaeda. Tout le reste est
virtuellement ouvert, y compris Evêque de Luxembourg par changement
d’Administration, si la séparation entre l’église et l’état n’a toujours pas eu
lieu.