En juillet a eu lieu au Consulat Général du Grand-duché de Luxembourg à New York la signature d'un ouvrage intitulé " The Luxembourg House on Beekman Place"(1). L’ouvrage dont les trois auteurs sont Debra Pickrel, Pamela Hanlon et Marianne Matthews et dont la directrice de production était Laurence Pierron du Consulat du Luxembourg, a gagné un prestigieux Prix d’Excellence APEX 2011 en Communication Professionnelle. Des membres de la famille de l’ancien propriétaire, avec qui j’ai croisé chemins il y a vingt ans, étaient présents. Occasion de revisiter mes mémoires :
Une « Luxembourg House » à la 48e Street à New York ?
Avant d'embarquer ma famille sur un vol Icelandair pour New York le 17 octobre 1989 pour y exercer les fonctions de Consul Général, le Ministre des Affaires Etrangères Jacques F. Poos, m'avait éclairé sur un projet en cours. Le gouvernement avait l'intention d'acquérir un immeuble à New York pour y abriter le Consulat Général du Luxembourg, le Comité de Développement Economique, la Mission Permanente auprès des Nations Unies et l'Office du Tourisme. Il n'était pas trop enchanté d'un objet qui lui avait été présenté, n'étant pas convaincu qu’il projetterait convenablement l'image du Luxembourg. L'immeuble sis au 211, 48e Street avec un "town house" adjacent avait été présenté par mon prédécesseur, dont l’épouse connaissait bien l'immobilier, étant elle-même agent. La gloire du bâtiment principal était son architecte Moderniste, William Lescaze (2). La négociation tournait autour d'un prix de $4,8 millions. Ce genre de maison est le seul qu’il est possible d’acquérir à New York, les immeubles commerciaux y sont généralement destinés à la location uniquement.
Le hasard m’a amené un jeune agent immobilier, Eric Bernstein. Il m'a montré ce qu'il pensait être 3 objets possibles de maisons de ville dans un rayon raisonnable autour des Nations Unies. Elles avaient toutes, comme le 211, 48e Street ce défaut majeur des "town houses" de New York,qui est que les deux seules façades exposées sont la largeur (le plus souvent très étroite) du bâtiment, faisant de l'intérieur un tunnel sombre d'une trentaine de mètres de longueur. J'ai montré à mon tour à l’agent les trois rares immeubles, qui à première vue n'avaient pas ce problème, deux se trouvant sur Beekman Place et un sur Sutton Place, tous en bout de bloc avec 3 façades. Le lendemain le brave agent pensait avoir une bonne nouvelle en m'annonçant le décèsà l’âge de 101 ans du propriétaire de l'un de ces 3 immeubles, le 17 Beekman Place. La propriété était à vendre pour $8,2 millions. Ce chiffre-là semblait désespérément élevé. En plus, la constitution luxembourgeoise comportait un article qui plafonnait le prix d’achat d’un bien immobilier que le gouvernement pouvait acquérir, à FLux 200 millions, à l'époque l'équivalent de $5.6 millions. Au-delà le gouvernement devait demander l’approbation du législateur, une procédure qui aurait été trop longue et même incertaine.
(1) La Maison du Luxembourg, 17 Beekman Place, NY(En haut) et le 211, 48th Street, NY(En bas) (2)
I’m Dreaming of a White Christmas.
Les chances d’acquérir cette maison semblaient être nulles. Mais qu'elle était grande, lumineuse et belle! Puis il y avait ce curieux hasard, que c’était la demeure d’une grande célébrité, Irving Berlin, auteur non seulement de « God Bless America » et de « I’m Dreaming of a White Christmas », mais aussi du musical « Call Me Madam » qui relate le fait historique de la nomination par le Président Truman de la première femme, Madame Perle Mesta, comme Ambassadeur à Luxembourg. (Le Luxembourg, dit l’histoire dans « Call me Madam », est en faillite. Il voudrait un emprunt de $10 millions des Etats-Unis pour le mariage d’une Princesse, mais Perle Mesta devra dire non. Elle arrive, rencontre le Ministre des Affaires Etrangères, bel homme, curieusement portant un uniforme militaire, et elle ne sait plus dire non à rien du tout!). Quelle belle revanche luxembourgeoise ce serait que de se payer cash l’endroit où cette médisance devenue succès hollywoodien était écrite !
Une Bataille de Cannes.
Mais la conquête de cette belle, construite en 1932 par une autre célébrité, James Forrestal, Ministre de la Défense, allait forcément devenir une difficile Bataille de Cannes, la bataille classique par lignes intérieures. (Hannibal, Deuxième Guerre punique). Il fallait confronter les problèmes l'un après l'autre:
- produire une bonne affaire au gouvernement, mais pour moins de $8,2 millions
- éviter les complications de la limite constitutionnelle, donc diminuer le prix jusqu'à $5,6 millions
- convaincre le vendeur de réduire son prix de $2.6 millions, c.à.d. 32% ! Un fol espoir.
- se préparer à voir un lobby de la 48e rue pousser sa solution comme la seule réaliste.
- convaincre la Communauté luxembourgeoise de New York de supporter l'achat de ce bijou.
Une expertise de la maison ne donnait pas de levier du tout pour négocier. En effet, l'expertise revenait au même chiffre de $8,2 millions demandé par le vendeur. C’était donc un prix réaliste. Le seul levier qui restait était notre limite constitutionnelle. J'avançais donc le chiffre de $5,6 millions à JP Morgan, le »trustee» chargé de la vente. La famille n'allait même pas se déranger pour nous parler. Entretemps la Communauté luxembourgeoise commençait à trouver l'idée d'acquérir la villa d'Irving Berlin bien séduisante. La Grande-duchesse Joséphine-Charlotte, qui de passage à New York y a jeté un coup d'œil, trouvait la maison merveilleuse et disait, "vous savez Colonel que Perle Mesta était à mon mariage!" Ah, voilà un argument ! Voilà un pan de la Bataille de Cannes tombé !
Mais le Colonel bataillait sur les 4 autres positions contre un ennemi supérieur en nombre de millions de dollars. Une deuxième tentative, pour démontrer notre intérêt continu était du moins amusante. Je proposais le chiffre de Flux 200 millions à JP Morgan en expliquant que cela ne signifiait pas du tout que l'on dénigrerait la valeur de l'objet. Au contraire cela documenterait plutôt que nous voulions ardemment acquérir cette propriété, mais que hélas, notre constitution y faisait obstacle et requérait une loi, opération longue et aléatoire. Le vendeur trouvait qu’il pouvait bien attendre une loi et insistait sur le prix plein. Dans la bataille de Cannes, cette deuxième position semblait impossible à conquérir. Cela donnait une nouvelle vigueur au lobby de la 48e rue. Le projet 17 Beekman ne pouvait rester viable qu’en faisant tomber la résistance du vendeur sur le prix, c.à.d. l’amener à abandonner $2,6 millions de son prix de vente. Il fallait ébranler sa confiance de voir un jour un meilleur acheteur, bref le convaincre qu’il valait mieux le moineau dans la main que la colombe sur le toit.
Pour cela, il fallait cesser les communications avec le vendeur. Le marché immobilier newyorkais était faible. Notre offre rejetée avait cependant un attrait qui plaisait forcément au « trustee » banquier : c’était du cash. En jouant ainsi sur le temps et les nerfs, le risque était grand qu’une organisation patriotique n’achète l’immeuble pour des raisons historiques et émotionnelles autour d’un concept de musée « God bless America », hymne national américain numéro deux. Sur l’autre front, le lobby 48 a saisi l’incertitude pour soumettre sa proposition au Conseil du Gouvernement. Je l’ai appris un jeudi soir et j’ai mis mon réveil à 2 heures du matin, ce qui est vendredi 8 heures du matin à Luxembourg pour appeler le Secrétaire d’Etat de l’époque, Robert Goebbels, lui demandant s’il pouvait suspendre ce point de l’ordre du jour. Son répit a sans doute sauvé l’issue de cette Bataille de Cannes.
Une splendide ouverture s’offrait tout d’un coup : la sœur du Shah d’Iran mettait en vente sa propriété au 31 Beekman Place pour $7,2 millions. (Aujourd’hui la chancellerie du Consulat de Tunisie). Une visite a convaincu notre agent que nous allions abandonner le 17 Beekman Place, devenu mission impossible, pour saisir cette nouvelle opportunité. Allait-il rapporter son opinion au trustee, JP Morgan ?
Pour quelques dollars de moins.
Deux jours plus tard, JP Morgan rappelait avec la question, comment pourrait-on garantir que Flux 200 millions serait l’équivalent de $5,6 millions ? Je suis resté incrédule pour un moment, voyant l’implication que le vendeur était prêt à céder. Une heure plus tard, c’était chose faite.
J’ai reçu l’approbation du gouvernement et le pouvoir de signature, le taux du dollar serait le taux du fixing de Bruxelles le lundi 11:00 heures et le Trésor allait s’assurer ce montant. Chose faite ? Non, pas si vite, pas tout de suite.
Le Ministre des Affaires Etrangères, quoique n’étant sous aucune obligation se sentait plus confortable s’il demandait quand même un vote au sein de la Commission des Affaires Etrangères de la Chambre. Cela coinçait, mais ça passait. Le coup d’adrénaline venait d’Yves Mersch, Directeur du Trésor à l’époque, qui me faisait savoir que le lundi à 11 :00 heures le Trésor n’avait pas acheté du dollar. Par chance, le dollar descendait le lendemain, nous épargnant l’embarras de ne pas tenir promesse. Et ce jour-là, la Bataille de Cannes était gagnée, les autres fronts collapsant tous en même temps. La finalisation de la transaction comprenait, détail important, la reprise du système d’alarme et de l’assurance incendie/tous-risques existante. La bureaucratie luxembourgeoise a protesté, me faisant la remontrance que l’Etat était son propre assureur, et que c’était donc une dépense injustifiée.
Call me Smokey
Les travaux de rénovation valent certes un musical, mais je ne retiendrais que l’incident qui par réduction à l’absurde, invalidait la remontrance mentionnée: vers la fin des travaux, l’alarme a sonné, il y eut un incendie qui a détruit l’ancienne bibliothèque d’Irving Berlin. La fumée avait envahi toute la maison. Au total, les dégâts se situaient au-delà de $ 500.000. Le New York Post couvrait l’incendie avec le titre « Call Me Smokey ». Les pompiers de New York ont enquêté, mais la cause est restée incertaine. L’assurance tellement contestée auparavant, a payé rubis sur ongle. Et si personne ne l’a annulée après mon départ, elle est encore en vigueur aujourd’hui.
Une belle victoire mérite une belle parade : je prenais l’initiative de créer le « Luxembourg Business Journal » en 1990 et la « Luxembourg American Chamber of Commerce en 1991 » pour y faire défiler nos messages de promotion du Luxembourg. Le support de la communauté luxembourgeoise et du monde des affaires était immédiate. Le tout fut couronné par une campagne de relations publiques sous le thème : « We may be small, but we don’t think that way ! », à l’occasion de notre présidence de l’Union Européenne en 1991. On me dit que le Luxembourg House vaudrait aujourd’hui de 7 à 10 fois son prix d’achat. Comme disait Pierre Werner : « quand c’est un succès, personne ne regarde le prix ».
(2) http://djhuppatz.blogspot.com/2008/11/william-lescaze-house.html