Une vue voilée sur les paradis fiscaux. Photo ET
Le Luxembourg sur le
siège éjectable de l'Union Européenne?
Le scénario est classique: le Luxembourg est montré du doigt par des
organes de presse internationaux, qui nous désignent comme "paradis
fiscal". La riposte luxembourgeoise est celle de la "Communauté du
nous autres", rapide, hostile, épidermique et unanime. C'est le cas
actuellement au sujet d'un article d' Hervé Nathan de Marianne: "Sortons
le délinquant luxembourgeois de l'Europe !" Il y introduit "l'excellent
livre de Gabriel Zucman, la Richesse cachée des nations".
Comme la plupart des commentateurs luxembourgeois,
je n'ai pas lu ce livre. Mais j'ai parcouru ses tables statistiques (1), en
jouant de quelques variables. Je devine que le titre "La richesse cachée
des nations", se veut un jeu de mots en opposition à "La richesse des
nations" d' Adam Smith, qui prône plutôt le laisser faire que le dirigisme
d'un pouvoir central que Gabriel Zucman semble préférer. Sa filiation
intellectuelle me fait supposer que ses vues sont teintées des couleurs
classiques du normalien français centralisateur et de l'ancien étudiant de
Berkeley qu'il est. Les deux écoles ne sont en effet pas des temples
évangélisateurs du "petit gouvernement" et du laisser faire libéral.
C'est plutôt Keynes que Friedman.
Le
crépuscule des paradis fiscaux
D'abord une mise au point: Je suis parmi les
luxembourgeois qui depuis longtemps critiquent et préviennent que la fin des
paradis fiscaux est proche, dans le but d'assurer que l'après-paradis fiscal
soit bien en place au Luxembourg. En affirmant donc en même temps le droit du
centre financier de Luxembourg d'exister dans le futur, tout comme Londres, ou
Zurich, ou les petits centres aspirants comme Paris EUROPLACE.
En ce qui concerne le paradis fiscal
luxembourgeois, l'article de M. Nathan est moutarde après dîner. Le paradis
ferme. Le Luxembourg a plus ou moins volontairement traversé le parcours du combattant, sur lequel la pression
internationale l'a poussé. Il a dû se conformer aux règles du GAFI, du FMI, de
la double imposition OCDE, de la FATCA américaine. La place financière a
généralement joué le chrono en trainant les pieds, pour finalement se résoudre
à l'évidence et accepter l'échange automatique de l'information. Enfin libéré
de sa camisole de force du "group think" du refus systématique autour
du secret bancaire, le Président de l'Association des Banques et Banquiers du
Luxembourg a déclaré son soulagement d'être enfin sorti de la
"Schmuddelecke", ou de son "coin sordide".
Mais pas si vite, pas tout de suite:
l'échéance pour l'échange automatique de l'information n'est que le 1er janvier
2015. Pour FATCA ce sera un peu plus tôt. Techniquement le paradis fiscal
existera encore l'espace de l'année 2014, mais psychologiquement et
pratiquement il n'existe déjà plus. Les évadés ou exilés du fisc, en alerte
rouge de fin du paradis, doivent régulariser leur situation au plus vite. La
majorité des fraudeurs du fisc l'ont accompli bon gré et surtout mal gré par
dénonciation, CD volés, auto-déclaration ou contrebande de billets de banque
cachés dans les sous-vêtements, sinon par d'autres esquives. Les jours de la
fraude fiscale seraient donc comptés? En tous cas le premier pan du paradis
fiscal n'existe plus, celui de l'épargne.
Reste le second pan, les autres revenus. En
ce début 2014 on peut heureusement relativiser le poids des mots, tel que
"paradis fiscal" dans cette discussion-là aussi. Le Luxembourg et
l'Autriche, récalcitrants devant les demandes européennes pour accepter leur
désarmement unilatéral face aux autres paradis fiscaux, ont répondu par un
"refus positif". Dans une négociation, cela veut dire qu'on est d'accord sous certaines conditions,
en laissant la responsabilité de l'échec à ceux d'en-face, en ce cas la
Commission européenne. Elle doit négocier les mêmes conditions qu'elle voudrait
voir appliquées avec les concurrents extérieurs: la Suisse, Monaco, San Marino,
Andorre, Liechtenstein (Tiens, on a oublié le Vatican!). Et l'affaire est
réglée. C'est donc faux de dire que le Luxembourg et l'Autriche bloquent. Ils
esquivent, et ce grâce à la Commission elle-même. Car elle a travaillé comme
toute commission, bureaucratiquement. Elle n'a rien accompli. La balle reste
donc dans son camp, et ses protestations envers le Luxembourg et l'Autriche
sont de ce fait une comédie hypocrite du cancre qui n'a pas fait son
devoir.
Le débat porte sur les revenus imposables
provenant d'autres produits financiers comme dividendes, rentes, gains en
capital et assurances-vie des particuliers. C'est l'objet des
"efforts" de négociation de la Commission européenne avec ces pays
tiers actuellement. Il est légitime pour le Luxembourg et l'Autriche d'être
intimement liés à ces négociations, et de n'abandonner leur veto que quand il y
aura accord final. Les comportements justiciers que l'on voit à la Commission
sont des sur-réactions de ceux qui s'érigent en tribunal au lieu de
négociateurs diligents et patients.
Son
Altesse Sérénissime le Coprince d'Andorre François Hollande
Pour faire avancer les négociations avec les
cinq paradis fiscaux nommés plus haut, la France a une opportunité unique: Son
Altesse Sérénissime le Coprince d'Andorre François Hollande (qui est Coprince
d'Andorre avec l' Evêque d'Urgel), et Son Excellence Monsieur Michel Roger,
Ministre d'Etat de Monaco, qui selon les accords franco-monégasques est
traditionnellement un homme politique français. La France ayant ainsi accès à
la clé du secret bancaire dans ces deux principautés, pourrait désamorcer le
contentieux sur le deuxième volet du "paradis fiscal", les autres
revenus. La fin de l'évasion et de la fraude fiscale globales serait bien
accélérée. Le deuxième pan des paradis fiscaux sera démantelé.
L'ambiguïté
du terme paradis fiscal
La dernière catégorie de débat est un
phantasme: attaquer les paradis fiscaux et leur différentiel fiscal, pour faire
rentrer des milliards en impôts dans les coffres des états qui pensent être leurs
victimes. Et l'article de M. Nathan de noter spécialement des techniques de
dérobade fiscale comme le "double Irish" et du "Dutch
sandwich". Les choix au menu vont bien plus loin, et en cas de coup dur,
les esquives sont multiples. Les ingénieurs financiers auront toujours quelques
clics d'avance sur les votes des Parlements nationaux. Il est clair que les
sociétés multinationales, véritables états sans frontières, peuvent jongler
avec leur organigramme. Leur optimisation fiscale n'a rien d'illégal, au
contraire de l'évasion et de la fraude fiscale. Ces sociétés se retrouvent
actuellement tout logiquement avec leur dispositif dans des centres financiers
à faible imposition que l'on appelle dès lors faussement "paradis
fiscal", terme à connotation de fraude. Ils ne sont en fait que l'opposé
des "enfers fiscaux" que ces sociétés fuient. On devrait d'ailleurs
appeler ces paradis fiscaux là autrement. Je propose pour les besoins
d'aujourd'hui, le nom de "centre à faible imposition", CAFI, pour
souligner leur caractère légal par rapport aux paradis fiscaux.
Cette négociation-là, si jamais elle a lieu,
sera longue et à l'issue incertaine. De quels impôts parle-t-on? Sur le revenu,
la fortune, la succession? Pour la France, certainement tous les trois, et à
des nivaux très élevés. Dans quel cadre négocie-t-on? Les Nations-Unies, car
dans le monde global, le problème ne pourrait se résoudre qu'à l'échelle
mondiale? M. Zucman préconise une sorte de cadastre financier mondial (cela
sonne normalien), pour venir à bout du défi. Une organisation comme le FMI en
assurerait la gestion, tout en prélevant un précompte de 2%, qui sera restitué au contribuable, une fois qu'il a
déclaré ses titres au fisc de son pays. Une sorte de NSA financier transparent
donc, embryon d'un gouvernement mondial, qui collectera chaque année 2% de la
richesse cachée des nations.
Nous sommes ici à l'intersection de la
recherche fleur bleue académique et de l'art du possible. L'obstacle n'est pas
tellement le grand défi technologique de créer et de maintenir journellement un
tel cadastre. L'obstacle est le défi politique d'imposer un "big
brother" financier. Une pénible discussion idéologique sur les niveaux
d'imposition serait inévitable, qui mettrait la France dans la catégorie des
enfers fiscaux. Il y a aussi tout simplement un défi pratique: le monde réel ne
reconnait pas la capacité aux Nations-Unies, ce machin, d'arriver à un consensus, ni à ses affiliés comme le
FMI de produire une machine. Les CAFI ont donc de l'avenir. Mais chiche, je
connais des gens qui savent le construire, ce cadastre. On pourrait le
domicilier au Luxembourg, et 2.000 emplois seront créés, dont la moitié pour
des frontaliers.
L'alternative plus réaliste serait un FATCA
universel, un prolongement logique de l'échange automatique. Ce serait une
matrice géante des 192 pays membres de l'ONU, échangeant l'information deux par
deux de façon bilatérale. Pas besoin d'éjecter le Luxembourg, de lui faire le
blocus ou d'envoyer les Spahis de la 3e DCL.
Un
phantasme planétaire
La guerre contre les CAFI servirait à
récupérer des milliards? C'est la seule hypothèse hélas de l'étude de M.
Zucman, et c'est donc ce qu'il fallait démontrer. Faut-il niveler la fiscalité mondiale vers le haut,
vers les niveaux élyséens de la France? L'étude étroitement vise l'inculpation
des CAFI, et préconise une méthode pour les anéantir, un support académique en
sorte pour quelques thèses officielles françaises. Y compris un blocus et
l'asphyxie des CAFI par les pays voisins, même l'éjection du Luxembourg de
l'UE. C'est enfantin, surtout que l'alternative à la chasse planétaire de la
richesse cachée, est de na pas chasser la richesse de chez soi pour commencer.
Je regrette l'absence de curiosité
intellectuelle qui aurait conduit à l'analyse de l'option de garder cette
richesse chez soi. A quels seuils d'imposition, Gérard Depardieu serait-il resté
en France? Quel aurait été l'effet si des taux moins confiscatoires avaient
retenu les capitaux en France, avec leurs revenus réinvestis en France? La
juxtaposition de deux simples scenarios tels qu'une imposition réduite de
moitié en France aurait produit quels résultats sur la fuite des capitaux, les
investissements en France et sur le déficit français (où la France est
d'ailleurs en violation de ses engagements européens, compliments des vilains
CAFI)?
Malheureusement, cet angle a été écarté de
l'étude, mais aurait peut-être infirmé l'hypothèse que les CAFI sont
responsables de la dette publique de la France en particulier, mais bien son
propre enfer fiscal? Toujours est-il que la France a entrepris les premiers pas
pour lutter contre les CAFI à l'échelle nationale, d'ailleurs la seule méthode
disponible en ce moment, faute d'une solution internationale. L'action est à la
fois au niveau de la loi fiscale, et de la récupération contestée de l'impôt
"perdu". Le paradis fiscal français des subventions et des crédits d'impôts,
eh oui, a besoin de lever plus d'impôts,
chez Amazon, Apple et autres.
La
racine du mal français
L'ombre du mal français imprègne cette étude qui
se veut internationale. Ce mal français a empiré depuis l'introduction
irréfléchie de l'Euro. En effet l'anémie chronique de l'économie française
comparée à celle de l'Allemagne est bien documentée par l'évolution historique du
FF face au DM: le taux de change était de 1,17 FF pour 1 DM en 1960 pour tomber
à 3,50 FF pour 1 DM la veille de l'introduction de l'Euro en janvier 1999. Une
érosion de 190% environ face au DM en 40 ans ou près de 5% par an! Depuis lors
l'ajustement par dévaluations successives est devenu impossible, la France ne
pouvant dévaluer son Euro. C'est donc une autre variable dans l'équation de la
compétitivité qui a dû céder: c'est le chômage. Et la spirale infernale est
engagée: perte de revenus, perte d'opportunités, chômage, augmentation des
dépenses, emprunts, augmentation des impôts, austérité, la course vers le fond.
Les coupables? Les affreux CAFI qui refusent d'augmenter leurs impôts au niveau
des impôts français. Mais voilà, tous les partenaires de l'UE sont désormais
des CAFI par rapport à la France. Il faut donc les bannir comme le délinquant
luxembourgeois! L'UE se réduirait à la seule France vertueuse, en union
personnelle avec Andorre et Monaco. Trois pays, deux systèmes, pour paraphraser
Deng Xiao Ping.
Le
nouveau Luxembourg: modestie, fermeté, justice, CAFI
Pour conclure, un vœu pour le nouveau gouvernement. J'espère
que ce qui précède est une démonstration par l'absurde que la guerre des CAFI
n'aura pas lieu. Elle se réduira à des petites guérillas contre Amazon,
Microsoft, Apple, Esso et d'autres. Ce qui dessine la future feuille de route
du gouvernement et du CAFI luxembourgeois, qui ne sera plus paradis fiscal en
2015:
- Défense ferme des principes de la libre
circulation et aussi de la subsidiarité européenne. Cela couvre l'indépendance
de la politique fiscale des Etats membres.
- Modestie dans les ambitions personnelles
internationales et cumuls européens de nos élus. On reste chez soi, on ne peut
servir deux maîtres à la fois.
- Une Justice compétente, d'une envergure en
rapport avec celle d'un des grands centres financiers, capable de délivrer la
Justice en moins de deux ans. Rien n'a été fait hélas en ce domaine, alors que
la menace émergente pour les CAFI sera une liste noire des "paradis
juridiques", havres du blanchiment, du financement du terrorisme, de la corruption
et de la fraude. Au contraire, une juridiction fiable sera le meilleur atout
pour le CAFI luxembourgeois de prospérer, en offrant au monde entier un havre
de paix protégeant le client international des velléités confiscatoires et
abusives de leurs gouvernements, sans se cacher. "Luxembourg, For Freedom From Fear."