Les députés et les syndicats luxembourgeois se sont émus des nouvelles de la restructuration de l'actionnariat de Cargolux, désormais liée à Qatar Airlines: c'est une vraie catharsis, qui dans le drame grec classique est l'extériorisation de traumatismes vécus.
Car Cargolux a connu des traumatismes, le dernier étant sa valorisation minimale à $350 millions. Cargolux est un fleuron de la diversification économique à la luxembourgeoise. Créée par des entrepreneurs étrangers, la famille Salén de Suède et l'islandaise Loftleidir au début des années 1970, Cargolux a trouvé un terrain fertile au Luxembourg. La société a su conquérir un espace respectable dans le domaine du fret aérien, où la concurrence est redoutable (à moins de s'arranger entre concurrents) et les prévisions sont souvent aléatoires.
Les Luxembourgeois y voyaient une fière réincarnation du Feierwon, et l'Etat luxembourgeois n'a pas lésiné avec son support, les intérêts nationaux se confondant souvent avec les intérêts de cette société privée. Ainsi je me rappelle d'un fait assez extraordinaire, la signature d'un accord aérien lors de la visite d'Etat en Chine en 1979, accord qui profitait en fait uniquement à Cargolux. Le symbolisme allait jusque dans les détails de la cérémonie de signature, qui se passait dans la salle "Province de Taiwan" dans le Palais des Peuples à Pékin. Fait exceptionnel: Cargolux, active à Taiwan, avait même les droits pour des vols directs entre Taiwan et la Chine. Voilà pour les attentions dont bénéficiait la société qui n'avait pas encore 10 ans à l'époque. En 40 ans elle a su ainsi grandir en desservant près d'une centaine de destinations dans tous les continents, elle a su innover comme par exemple avec le logiciel logistique CHAMP, ou forger des alliances avec une attitude proactive: "You name it, we fly it!"
Braderie?
Mais que donc s'est-il passé que ce fleuron de l'économie luxembourgeoise, qui opère 16 Boeings 747 ne vaut que $350 millions, le prix d'un Boeing? Car c'est cette valorisation là que la participation de Qatar Airlines a déterminée, en mettant la valeur de 35% de la société à $117,5 millions.
La valorisation d'une société est certes difficile. Elle dépend surtout de celui qui la contemple. Selon la méthode utilisée, les chiffres varieront significativement. Selon les revenus récents, Qatar Airlines a probablement fait une bonne affaire, selon la valeur créée, le prix est de loin trop bas et selon le marché (les autres acheteurs potentiels), certainement aussi. Au moins une autre partie intéressée, la Yangtze River Express, aurait avancé le chiffre de $175 millions pour la même participation, mettant la valeur de Cargolux à 50% au-dessus de la valeur concédée par Qatar. Ce chiffre là était certainement encore négociable vers le haut! Mais la nouvelle a été faiblement démentie, non pas par Yangtze, mais par Cargolux, avec comme preuve l'affirmation que les négociations avec Qatar Airlines étaient exclusives.
Vraiment, des négociations exclusives? Quelle fine stratégie! Je conclue de ces messages discordants qu'il y avait deux tendances au moins au sein de la gérance de cette affaire, et que les deux avaient des préférences divergentes. Ce qui a alarmé nos députés et les syndicats qui ont tous des doutes.
Droits de l'homme? The business of Luxembourg is business.
Quelques questions timides, entre autres au sujet des droits de l'homme ont été posées. Pour résumer les réponses lapidaires fournies aux uns et aux autres, je dirais que le « business of Luxembourg is business » en paraphrasant le Président américain Calvin Coolidge qui dans les années 20, a fameusement dit que le « business of America is business ». Tandis que lui parlait de non-ingérence du gouvernement américain et de laisser faire, l'énorme différence avec le gouvernement luxembourgeois est qu'il pratique au contraire une ingérence soutenue. Dans certains cas, le gouvernement est le business. Et la raison d'Etat a ses raisons que la raison ne connait pas.
Le corporatisme d'Etat luxembourgeois.
Au fil des vicissitudes de Cargolux, le gouvernement luxembourgeois a fini par contrôler 60% de la société à partir de 2009, soit directement ou indirectement. Que fait-il dans cette galère?
Car on ne fait pas toujours dans la dentelle dans le monde du fret aérien. Ainsi au milieu des années 1980, le gouvernement appuyait l'ambition de Cargolux d'obtenir des droits d'atterrissage à Tokyo. Alors que Fukuoka était finalement proposé comme seule possible destination par un Japon réticent, la société a cru bon insister en utilisant des canaux parallèles. Un diplomate luxembourgeois est même tombé dans le proverbial piège à miel, photos compromettantes à l’appui, tellement ces terrains parallèles sont féroces et minés. Alors que cette anecdote indiquait une propension de certains à jouer au corsaire, elle aurait pu servir d'avertissement au gouvernement, qui avait un des siens exposé en situation délicate. Or il y a eu des traumatismes pires que celui-là.
Non seulement y eut-il un tourbillon de 3 années de pertes de 2007 à 2009. Il y eut aussi la perte de l'actionnaire Swissair et il y eut surtout une avalanche de condamnations pour violations de diverses législations anti-trust de par le monde. La liste est longue et les chiffres sont importants: un total d'environ $250 millions d'amendes ont été infligées par l'Australie, le Canada, la Corée du Sud, les Etats-Unis, la Nouvelle Zélande et l'Union Européenne pour activités illicites voire criminelles de Cargolux. Au Luxembourg bien-sûr, personne n'a rien vu d'illégal. Le corporatisme, par définition, ne peut criminaliser les ententes. Mais enfui dans les communiqués actuels est l'information que dare-dare un chef "compliance" vient d'être nommé. Car les régulateurs étrangers appliqueront la loi qui n'existe pas chez nous.
Encore une fois, que fait le gouvernement dans cette galère, qui le met directement en conflit avec ces grands pays? Le gouvernement, c'est Cargolux par son capital et aussi ses organes de direction, comme le Comité Exécutif et le Conseil d'Administration dans lequel siègent 6 voire 8 fonctionnaires ou employés de l'Etat ou assimilés, sur un total de 15 conseillers. Ces conseillers qui ont donc des fonctions de surveillance partagent pour la plupart leur temps entre une fonction principale en tant que fonctionnaires et une multitude d'autres Conseils d'Administration. Mais comment font-ils avec tant de choses à faire? C'est d'une part une mission impossible et une pratique luxembourgeoise très discutable d'un point de vue de l'éthique et des usages internationaux policés. C'est d'autre part l'émanation d'une tendance corporatiste de l'Etat luxembourgeois qui a inventé cette pratique somme toute féodale pour récompenser ses bons et loyaux serviteurs par des nominations à ces fonctions d'administrateurs. Les fidèles lui assurant son contrôle en contrepartie. Contrôle? Pas celui d’administrateurs indépendants. Il est certain qu'ils n'ont pas protesté quand pendant des années, les ententes illégales sur les tarifs étaient à l'ordre du jour de Cargolux. Ailleurs, même la tripartite finit par se révéler comme un organe de ce corporatisme d’Etat avec sa tentative d'établir progressivement des "normes" limitatives sur les syndicats et même les entreprises dans le débat social.
Les questions à poser.
Sur cet arrière-fond de l'accord Cargolux - Qatar Airlines se posent des questions que tous les actionnaires, c.à.d. nous les contribuables, et à double titre les syndicats doivent se poser. Pour nous, Cargolux quoique privée, doit être transparente.
Il y a bien sûr la question pourquoi la vente de 35% de Cargolux, qui est essentiellement une vente aux enchères, est allée au moins offrant? On justifie en vous parlant de synergies dans la langue de bois des communiqués officiels préfabriqués. Que croire? Surtout si le seul actionnaire vraiment privé, qui doit vraiment rendre compte à ses actionnaires, la BIP, vote avec ses pieds. En investisseurs avertis, qui en plus étaient actionnaires depuis 10 ans, ils saisiraient plutôt l'occasion de faire encore et encore partie de cette aubaine, si cela en était une encore! A remarquer aussi que Qatar Airlines a racheté uniquement des actions à ceux qui par manque de confiance ou raison d'Etat ont été amenés à les vendre. Il n'y a pas eu injection de capital nouveau. Comparé à la valeur réelle de Cargolux le risque qu'ont pris les Qataris semble bien couvert.
Un doute affreux s'empare de nous: Cargolux, avec ses récents maigres résultats financiers, est-elle l'offrande sur l'autel du corporatisme d'Etat luxembourgeois? Les synergies avec le Qatar sont-elles moins sur le plan de Cargolux, mais plus sur le plan de la place financière et surtout de cet autre Feierwon qu'est la SES, qui a signé des accords avec le même Qatar en même temps? Regardez bien la composition des Conseils d'Administration de Cargolux et de la SES et comptez les affiliations des administrateurs avec le gouvernement, et qui souvent sont les mêmes personnes. C'est déjà en quelque sorte la « Luxembourg Investment Authority » ou L.I.A., copie de la Qatar Investment Authority, Q.I.A.. Pour les syndicats de Cargolux, c'est une grave question: y a-t-il eu cet amalgame ici? Une commission d’enquête parlementaire n’est malheureusement pas réalisable pour y répondre. Le corporatisme d'Etat a-t-il inspiré une stratégie qui miserait sur la SES au détriment de Cargolux? Un tel amalgame, avec une logique de favoriser l'entreprise la plus profitable, serait répréhensible, voire illégale dans d’autres pays, au même titre que l'étaient les violations anti-trust. Les anglo-saxons y verraient sans doute du « Commingling ». Si tel était le cas nous aurions franchi une nouvelle étape dans l'application d'une stratégie corporatiste toujours un peu plus absolutiste au Grand Duché de Luxembourg, semblable à celle que l'on privilégie là où cela sent bon le sable chaud.