Le Luxembourg et la Pyramide de Madoff
ou
Le pénal tient le civil en "otage
Si je prends la liberté de massacrer le sacro-saint adage que "Le pénal tient le civil en l'état", c'est qu'il risque de prendre les victimes de Madoff à Luxembourg en otage. Il s'agit cependant d'un concept sclérosé, bâti sur une hiérarchisation rigide et bureaucratique de la justice. En plein français, ce slogan mystérieux marmonné à tout bout de champs par les gens de droit, signifie que lorsqu'une affaire entre deux parties est à la fois une affaire civile (réparation d'un préjudice) et aussi une affaire pénale (parce qu'il y a eu crime à la base), le jugement civil doit surseoir à la décision pénale. La victime devra donc patienter que la procédure pénale soit terminée avant d'être compensée.
J'admets que l'adage pourrait être justifié dans le cas où une partie prétendrait à des réparations, en s'appuyant par exemple sur un document, que l'autre partie accuserait d'être un faux, et qui à son tour, pour cette raison porterait plainte pénale. En ce cas de deux plaintes opposées, admettons que le pénal tiendrait le civil en l'état. Mais les dangers d'abus sont évidents. La défense pourrait utiliser la contre-plainte pénale comme manœuvre dilatoire, en évoquant ce vieil adage, pour éviter ou du moins retarder son obligation de réparation.
Cependant, si c'est la victime qui à la fois porte plainte civile et pénale, parce qu'en plus de préjudices il y a eu crime, rien ne devrait empêcher les deux procédures de se développer en parallèle. La victime sinon aura intérêt à renoncer à une plainte pénale pour une compensation plus rapide. Justice cependant, ne serait rendue que partiellement. Les criminels courront. C'est sans doute ce qui se passe pour de nombreuses faillites frauduleuses.
Dans les cours de justice luxembourgeoises, lorsque les défenseurs des causes perdues sont aux abois, ils vont volontiers à la pêche de jurisprudence française et en particulier de ces dictons qui ne requièrent aucun effort de réflexion, comme: "le pénal tient le civil en l'état". Or en France, depuis la loi №2007-291 du 5 mars 2007, il y a eu un changement radical, qui semble être passé inaperçu au Luxembourg. Selon cette loi, le pénal NE tient PLUS le civil en l'état! (1)
Et Madoff dans tout cela? Le Parquet de Luxembourg apprend-on a ouvert une enquête pénale pour faux et usage de faux contre la banque suisse UBS à Luxembourg. En cause serait sa gestion des deux fonds LuxInvest et LuxAlpha pour lesquels elle aurait exercé deux fonctions incompatibles.
Mauvaise nouvelle pour les épargnants dans ces fonds, qui sont donc la partie civile: le pénal tient le civil en l'état! La correction française de 2007 de cet anachronisme aberrant n'a pas encore atteint les études des avocats luxembourgeois, pourtant si friands de jurisprudence d'outre Thionville. En tout cas, à entendre un avocat représentant des victimes de Madoff, qui, au lieu de se mettre dans tous ses états au sujet du pénal qui tiendrait le civil en état, console ses clients en conseillant la patience. Ah, ces honoraires!
Ajoutons une autre pointe d'incongruité. Comme au moment des faits, la responsabilité pénale des personnes morales n'existait pas au Luxembourg, UBS ne pourra pas être tenue responsable pour un crime qui n'était pas, selon la loi luxembourgeoise, un crime en 2008. La loi sur la responsabilité pénale des personnes morales date du 3 mars 2010! C'est à se demander quel est le but d'une telle enquête? A moins de viser des dirigeants d'UBS, elle ne fera que retarder le moment quand justice sera rendue, c.à.d. le dédommagement des victimes.
Même si des dirigeants d'UBS sont visés, il n'y a aucune raison pour que le pénal tienne le civil en l'état! En ce cas, l'affaire civile pourrait se poursuivre et l'enquête pénale en cours aiderait en effet l'argument des victimes et en même temps l'image de marque du Luxembourg. Ce serait un début de barrage contre la future stigmatisation du Luxembourg comme paradis judiciaire, menace réelle que le Luxembourg s'efforce à ignorer.
Au bout de 18 mois après l'éclatement de l'affaire Madoff, il est urgent de se presser un peu. A une récente conférence sur la lutte contre le blanchiment des capitaux, en Floride, j'ai glané par bribes et morceaux les vues des spécialistes sur l'affaire Madoff, les leçons à en tirer, et ce qui compte, les bonnes méthodes de recouvrement des pertes. Commençons par le début:
C'est le 10 décembre 2008, que le monde ébahi découvrit la Mère de Toutes les Pyramides de Ponzi : l’affaire Madoff, une fraude qui a duré une trentaine d'années, et qui portait sur $65 milliards.
Le Luxembourg a vite appris que l'affaire n’était pas limitée à juste un autre déraillement de Wall Street. La méduse Madoff avait avancé ses tentacules bien au-delà, là où l’argent est facile et où le gendarme si possible est endormi à son pupitre. Le Luxembourg a saigné $2.5 milliards dit-on, en général des clients des fonds luxembourgeois Luxalpha et Luxinvest d’UBS et de HSBC. Comment ce Madoff, cet antihéros aux allures de guichetier bénévole d’une bibliothèque de province, a-t-il pu leurrer investisseurs, professionnels et régulateurs avec un tel succès ?
1. Pour les investisseurs individuels, souvent d’ailleurs éloignés d’un ou plusieurs échelons de Madoff, c’est l’histoire éternelle de l’appât du gain. Les victimes avaient tout simplement mis leur esprit critique entre parenthèses en voyant les soi-disant revenus juteux produits de façon continue par Madoff. Ils auraient dû penser à leurs grand-mères pourtant. Je parie que toutes ont dit : » Quand c’est trop beau pour être vrai, ce n’est pas vrai ! » En effet cela sent le piège à sous, si :
• Le promoteur est une sorte de mythe, secret et difficile d'accès, comme Madoff, éminence grise de Wall Street
• Les résultats obtenus n’ont aucun rapport avec les tendances générales des marchés. Hausse ou baisse, Madoff était toujours dans le bon.
• L’explication pour les succès inégalés ne tient pas la route. Sa “split-strike conversion option” était un charabia qui ne pouvait pousser que sur le champ de la dissidence cognitive. Il n’y a pas assez d’options sur terre pour permettre d'obtenir les chiffres de Madoff.
• Le promoteur a un rapport farfelu avec l’argent.
2. Dans le cas de Madoff, les défaillances des intermédiaires professionnels sont plus graves encore. Ceux-là, commis pourtant à une diligence raisonnable, auraient dû s’apercevoir des incohérences, car il y a alerte si :
• Les moyens mis en œuvre ne correspondent nullement aux capacités nécessaires au fonctionnement de la prétendue opération.
• Les employés ne savent pas répondre à des questions sur le fonctionnement de l’opération.
• Toutes les opérations sont strictement cloisonnées.
• Les employés sont sous-qualifiés et surpayés.
• Le diagramme de la société est inutilement complexe et élaboré.
• Personne ne peut voir les livres et l’auditeur externe est un illustre inconnu.
3. Enfin il y a eu les défaillances répétées du gendarme américain, la Securities Exchange Commission ou SEC, endormie elle aussi au volant. Elle a raté de nombreuses occasions d’arrêter le malfrat. Ainsi l'alerte était donnée plusieurs fois au cours des années par Harry Markopolos, un trader new yorkais qui essayait en vain de dupliquer les résultats de Madoff. Madoff a pu continuer en traitant Markopolos de jaloux. Il s‘est finalement dénoncé lui-même, quand son opération, à bout de souffle, manquait de pourvoyeurs de cash. Des fortunes et de nombreuses économies d’une vie ont été perdues.
4. Comment recouvrer les pertes, si cela est possible du tout ? Il va de soi que dans ces cas la vitesse d’exécution est la clef dans n’importe quelle stratégie de récupération employée. Or la vitesse était absente à tous les niveaux. Madoff a même eu le privilège bizarre de gérer encore les derniers tourbillons de son affaire, après son arrestation, depuis son domicile new yorkais ! A Luxembourg, le gendarme somnolait derrière sa barricade de règlements incomplets et de législations évasives.
Les investisseurs, désemparés, tiraillés entre un sentiment d’incrédulité, d’auto-blâme et de rage, ont laborieusement rassemblé leurs forces pour lentement affronter les nombreux obstacles (artificiels ?) juridiques. L'enquête du Parquet pourrait en constituer un nouvel obstacle retardateur. Or il aurait fallu faire vite.
Une pyramide de Ponzi produit généralement un grand nombre de victimes. (2) Une telle masse de victimes demande le déploiement de moyens de masse. Partant de la constatation qu’aucune pyramide n’a jamais fait de profits, la somme des gains de la pyramide est donc zéro. Dans le cas le plus favorable, seulement les montants investis pourront être recouvrés. Il y a trois cibles possibles pour récupérer l’argent perdu :
• Les acteurs principaux, qui sont les fraudeurs, leurs familles et affiliés, avec leurs caches et les biens mal acquis, tels qu' immobilier, yachts, bijoux, objets d ‘art.
• Les facilitateurs, ce monde de professionnels « aveugles » qui ont profité de la manne par le biais de leurs honoraires et commissions, argent de la trahison de l'intérêt public.
• Les "gagnants nets", c.à.d. ceux qui ont effectivement retiré des gains nets de leur "investissement".
C'est donc une vaste entreprise que de démêler ce nœud. La chose la plus facile sera de répertorier les victimes. Mais la tâche sera herculéenne de faire l'inventaire des acteurs principaux, des facilitateurs et des gagnants nets. Ce sera de l'ingénierie à l'envers que d'essayer de localiser les biens et capitaux escamotés. Il faut espérer que les législations en place permettront un "clawback" c.à.d. une récupération des profits, honoraires et commissions payés par Madoff.
L'affaire est évidemment compliquée par le fait que la fraude s'étend sur des juridictions multiples. L'on peut donc objecter que les législations et les règlements en place ne permettent pas cette coordination massive et notamment au Luxembourg où les actions en justice prendront dix longues années selon Luc Frieden, Ministre de la Justice à l'époque.
C'est d'ailleurs sans doute une raison pourquoi la méduse Madoff a trouvé confort et source d'alimentation facile à Luxembourg et dans quelques autres centres financiers. Il n'est pas étonnant que des départements gouvernementaux luxembourgeois se retrouvent comme cibles des parties lésées qui se retournent contre l'Etat luxembourgeois et ses institutions, présumant que des fautes graves se sont produites dans la surveillance incombant au Gouvernement et présumant qu'un pays riche représente une meilleure chance de récupérer des pertes plutôt qu'un escroc en faillite et en prison. Le Luxembourg se passerait bien de cette affaire là, qui a le potentiel d'une bombe à retardement. Il peut aussi se passer des théories de conspiration qui infailliblement mettront en cause une enquête pénale luxembourgeoise, qui servirait à mettre le civil en l'état.
Permettez-moi d'opposer à cet adage caduc un autre, plus poignant, puisé parmi le réservoir de dictons américains: "Justice delayed is justice denied" ce qui veut dire que "Justice différée est justice refusée". Depuis notre enfance, notre instinct de justice nous dit: c'est bien vrai çà!
egidethein.blogspot.com
(1) Le pénal ne tient plus le civil en l'état
Les Echos n° 19902 du 19 Avril 2007 • page 13
http://archives.lesechos.fr/archives/2007/LesEchos/19902-64-ECH.htm
(2) J’ai vu au Luxembourg cependant un cas rare de pyramide de Ponzi « tronquée » à levier, qui n’a produit qu’une victime, mais beaucoup d’intervenants.
Thursday, June 17, 2010
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