Saturday, June 23, 2012

Luxembourg - Etats-Unis: Deux siècles de relations, entre autres diplomatiques


Luxembourg - Etats-Unis: Deux siècles de relations, entre autres diplomatiques.

Article paru dans "Forum" No 319 de juin 2012 sous le titre: "L'ami américain"

En parlant de "deux siècles" de relations entre le Luxembourg et les Etats-Unis je fais bien sûr référence à ses débuts, au flux unidirectionnel de 72.000 refugiés économiques sinon d'opprimés luxembourgeois vers les Etats-Unis dès le début du 19 siècle.

Il n'y avait pas de relations diplomatiques entre les deux pays. En fait, les Etats-Unis n'ont reconnu le Grand-Duché de Luxembourg qu'en 1878. Le premier ambassadeur US était en poste à La Haye en 1903, ensuite en Belgique, avant l'ouverture d'un poste à Luxembourg, puis d'une Ambassade en 1956. Le Luxembourg de son côté  entretient une Ambassade à Washington depuis avril 1940, ainsi qu'un consulat Général à New York et un à San Francisco. Ces deux derniers ont pour mission principale le développement économique.

Les premières relations commerciales de l'entre deux guerres.

En 1920, la sidérurgie luxembourgeoise sous l'impulsion d'un de ses grands, Emile Mayrisch, se mit à la conquête des marchés outre-Atlantique, Etats-Unis et Brésil. Ainsi y est établie Columeta dans les années vingt, qui deviendra TradeARBED à New York en 1976. C'est la première conquête luxembourgeoise du marché américain qui reste un succès inégalé pendant des décennies. Il a fallu attendre l'essor de Cargolux dans les années 70 pour voir un autre conquérant luxembourgeois sur le marché américain, suivi de Paul Wurth, Rotarex et surtout la SES par une acquisition spectaculaire de GE-Americom. Nous oublierons bien volontiers l'échec de Luxair pour établir une ligne directe Luxembourg-Newark.

L'après-guerre

Du côté américain, l'après-guerre a vu un intérêt grandissant des entreprises américaines pour les marchés européens, par anticipation du développement du Marché Commun. Les pays européens allaient se concurrencer dans leurs efforts pour attirer l'investisseur américain.

Le Luxembourg avait par accident attiré Good Year en 1950, parce qu'aucun de nos voisins n'en voulait. Tous nos voisins avaient leur propre industrie du pneu à protéger: Michelin, Vredestein, Dunlop, Uniroyal, Pirelli. Le monde n'était pas global.

En 1949, un revendeur de pneus Good Year à Luxembourg, Monsieur Stein, s'est adressé à l'Administration des Biens de la Grande-Duchesse Charlotte pour trouver appui pour le projet. C'est ainsi que le site des Anciennes Forges de Colmar-Berg est devenu l'ultime solution, alors que le manque de terrains industriels n'aurait pas permis l'installation d'une entreprise de cette envergure en si peu de temps. Petite ironie du sort: les Forges de Colmar Berg exportaient de l'acier dès le 17e siècle vers les colonies américaines. (1). Good Year allait rester la seule implantation américaine au Luxembourg pendant 10 ans.   

La création du BID

Le Luxembourg s'est engagé dans la vraie chasse à l'investisseur américain en 1959. (2) Le 29 octobre 1958, Monsieur Joe E. Gurley, citoyen américain résidant à Luxembourg, adressa une lettre au Gouvernement luxembourgeois dans laquelle il exhorta le Ministre de l'Economie de considérer une nouvelle politique économique. Il proposa de créer un groupe d'action qu'il appelait "Board of Industrial Development" ou "BID", ayant comme but d'attirer des investissements et des activités industrielles américaines à Luxembourg.
Son argumentation était qu'une diversification des activités industrielles luxembourgeoises était sans doute désirable, sinon nécessaire, et que les industriels américains, en cette année 1958, s'engouffraient dans le Marché Commun naissant. Joe Gurley, qui possédait l'art de la communication a utilisé par la suite l'argument massue qu'en fait il y a compétition entre pays du Benelux pour ramener des investisseurs américains en Europe, et que le score dans cette course était à ce moment là: Pays Bas 87, Belgique 38, Luxembourg 0. (2)
Le 14 janvier 1959, Joe Gurley remit une proposition écrite pour la mise en œuvre du BID. Les graves difficultés et finalement la fermeture du dernier bastion de l'industrie du cuir, la société Idéal à Wiltz, (production environ 500.000 m² de cuir en 1958, à 40% de capacité, 350 emplois) représente probablement l'électrochoc qui a fait naître le BID.
Le Prince Charles devient Président et Joe Gurley devient Directeur du BID, qui dès le mois d'avril 1959  prend possession d'un bureau au Consulat Général du Grand-Duché de Luxembourg à New York, 200 East, 42nd Street.

Les opérations

La chasse à l'investisseur est hautement compétitive, et secrète. C'est avec un clin d'œil que Joe Gurley a laissé derrière lui les traces qui montrent qu'il avait passé aux rayons X les opérations hollandaises et belges aux Etats Unis, personnel, documents, méthodes et procédures compris: un formidable raccourci dans la courbe d'apprentissage pour le Luxembourg, car il a fallu tout apprendre de ce métier.
Dès le début, une campagne fut lancée pour faire d'abord connaître l'existence du Luxembourg et pour entrer en contact avec les entreprises potentiellement intéressées à venir s'établir à Luxembourg. La brochure "Luxembourg, at the center of the Common Market, for your Industry", imprimée en 2.500 exemplaires, servait de support à cette campagne. Le bureau BID finissait par maintenir un fichier de 1.500 entreprises industrielles américaines. Les plus prometteuses faisaient l'objet de visites de prospection. La présence d'un membre d'une famille royale européenne dans ces années de "l'après Grace Kelly et Walt Disney" semble avoir été singulièrement efficace pour trouver porte ouverte dans les hautes sphères de l'industrie américaine, et particulièrement aussi auprès de la presse américaine.
L'action du BID pour faire connaître le Luxembourg comme endroit désirable a aussi eu un effet boomerang: l'endroit désirable a bel et bien dû mettre du make-up pour embellir les conditions d'accueil, son système des contributions et créer des aides à l'investissement. Les communes, telles que Steinsel, ont fait de grands efforts pour trouver des terrains industriels pour Bay State par exemple. Le passage de la loi-cadre d'expansion économique du 2 juin 1962 facilitera la tâche dorénavant. L'effort de développement économique luxembourgeois allait de succès en succès.

La fin du BID

Mais l'histoire du BID se termine là, au 31 décembre 1961, abruptement. Le BID, au bout de trois ans à peine, était devenu victime de son succès. L'initiative de Joe Gurley a marqué un tournant dans l'histoire économique du Luxembourg. Ses succès, énumérés ci-dessous donnent la raison de cette dissolution, qui se résume par une entête dans le New York Herald Tribune du 12 février 1964: "One unemployed worker in all the duchy". C'était le problème invoqué, surtout par l'Arbed, pour terminer le BID en 1961: qu'il n'y avait plus de main d'œuvre et que les taux des salaires iraient en s'envolant. Cette vue, vigoureusement contestée par Joe Gurley dans un discours au Rotary le 8 décembre 1961 était cependant sans appel. ARBED, le monolithe avait parlé.

Les résultats

Il est vrai que pendant son opération sur trois ans, le BID a eu des succès immédiats, et d'autres, les procédures de décision prenant du temps , dans les années suivantes. Voici, selon STATEC, les principales nouvelles implantations étrangères qu'il y a eues par année de constitution: Yates, Wiltz (60), Eurofloor - American Biltrite, Wiltz (61), ALCUILUX, Clervaux (61), Bay State Abrasives, Steinsel (61), No-Nail Boxes, Warken (61), Cleveland Crane & Engineering (62), Commercial Hydraulics, Diekirch (62), Texas Refinery, Echternach (62), Du Pont de Nemours, Contern (62), Norton, Bascharage (63), Monsanto, Echternach (63), P. Lorillard, Ettelbruck (63), Uniroyal, Steinfort (65), Eurocast, Grevenmacher (66), Morganite, Windhof (67), Continental Alloys, Dommeldange (69), GM, Bascharage (70). En tout plusieurs milliers d'emplois en 10 ans. Le budget du BID était de $45.000 pour ses trois années d'opération, donc probablement moins de $15 par emploi créé.
C'est aussi à cette époque que le Luxembourg a profité de son appartenance à l'OTAN pour se voir récolter quelques investissements militaires, comme la NAMSA à Capellen, la WSA dans le Sud et même le financement de travaux d'expansion l'aéroport du Findel.

La naissance du BED et l'essor de la Place Financière.

Treize ans plus tard en 1974, ironie de l'histoire, le monolithe qui avait fait cesser les activités du BID, s'éclatait en mille morceaux, nous laissant une "Division Anticrise" ou DAC financée par nos impôts. C'était aussi le cri au secours pour réinstaurer un "Board of Economic Development" ou BED en 1975, présidé par le Grand-Duc héritier Henri. L'histoire se répète.
Mais au fil des années, l'attraction pour les implantations industrielles au Luxembourg est devenue victime de l'explosion des coûts au Luxembourg. Malgré la nouvelle orientation de la prospection économique luxembourgeoise non seulement vers les Etats-Unis, mais aussi vers d'autres horizons, comme le Japon, Hong Kong, Corée du Sud, Italie et Suède, le site industriel luxembourgeois déclinait.  Les quelques implantations industrielles des années 70 et 80 comme Electrolux, Mondo Rubber, TDK ou Fujitsu-Fanuc n'étaient plus américaines. Mais l'attractivité du pays s'est déplacée vers les services et le centre financier qui a connu un développement fulgurant, devenant un nouveau "monolithe". Les institutions financières américaines ont été souvent pionniers, surtout quand il s'agit d'innovations et de produits.

Parmi les banques américaines qui se sont établies au Luxembourg dans les années 70 et 80,  citons les géants Citi, JPMorgan Chase, Morgan Stanley et State Street dont l'intérêt primordial était de servir les besoins de la croissance fulgurante des fonds d'investissement au Luxembourg, surtout dans les domaines administratifs et de "custodian". La Republic National Bank mérite aussi une mention. Son fondateur Edmond Safra a toujours été un grand ami et support des causes luxembourgeoises à New York. Aujourd'hui le Luxembourg est le numéro deux mondial après les Etats-Unis pour les fonds d'investissement domiciliés, totalisant plus de 2.000 milliards d'Euros.

Cette importance, en disproportion avec la taille du pays, s'explique par une politique zélée des niches souveraines qui procurent des avantages substantiels à l'investisseur (étranger). Le Luxembourg a imaginé un mode opératoire adapté aux réalités européennes: le Luxembourg traduit les directives européennes en matière financière en législation luxembourgeoise immédiatement et sous leurs contraintes minimales. Ce qui offre une voie libre, immédiate, facile et économique pour tout nouveau produit luxembourgeois dans toute l'Union Européenne.

Ainsi toutes les innovations ont suivi le même modèle: la réassurance au début des années 80, la Soparfi, le capital à risque avec la SICAV, les hedge funds, sans oublier la vénérable Holding 29 qui existait dans l'ombre pendant des décades pour éclore vraiment comme une solution tous azimut  dans les échafaudages financiers, un don providentiel créé presque par inadvertance dans l'entre deux guerres. Mais qui a été sacrifié sur l'autel de l'enthousiasme européen.

L'essor du centre financier a changé aussi la façon dont le Luxembourg fait sa promotion internationale. Alors que le BED garde sinon le nom, sa raison d'être, il est vrai que la promotion d'un centre financier comporte moins de négociation qu'un site industriel. Il s'agit désormais plus d'une démarche de vendeur de la niche souveraine. C'est ainsi qu'on a assisté récemment à une multiplication des agents et agences de promotion luxembourgeoise. Dans certains cas je parlerai volontiers de prolifération exagérée née de la compétition entre acteurs luxembourgeois voire ministères. Jugez par vous-mêmes: BED, Chambre de Commerce, Luxembourg for Finance, Luxembourg for Business, Luxinnovation, les CRP Henri Tudor et Gabriel Lippmann, fusionnés maintenant, ALFI, le Fonds National de soutien de la production audiovisuelle, et même le régulateur CSSF et l' American Chamber of Commerce. Il faut ajouter aussi les grandes sociétés de consulting, toutes avec des racines et des standards américains, qui sont elles-mêmes dans la promotion de la place financière: Arthur Andersen dans le temps, maintenant Ernst&Young, Price Waterhouse Coopers, BDO, Deloitte et KPMG. Ceux-là emploient des milliers de professionnels au Luxembourg!

S'il est vrai que la plupart des produits financiers innovants sont nés aux Etats-Unis, certains ont eu à l'occasion des effets indésirables, comme ces produits d'ingénierie financière qui ont présenté des risques mal compris, mais que l'appât du gain a fait vendre. Sur cette liste se trouvent beaucoup de produits dérivés qui sont à l'origine des pertes considérables vues depuis 2008, et en fait à l'origine de la crise financière qui pèse encore.

D'un autre côté la vigilance est de rigueur dès qu'il y a un flux important de capitaux: tous les jours, un petit pourcentage de l'humanité se lève en effet sans bonne intention. Les mauvais garçons se sont intéressés très tôt à la place financière, ce qui à l'occasion nous donne à gérer un petit ou grand scandale.

Déjà oublié est un premier des années 60, avec la fraude monstre à l'époque du fonds d'investissement "Investors Overseas Service" (IOS), qui maintenait une banque à Luxembourg. Le fonds a été géré et plumé par Robert Vesco, réfugié avec son butin à Cuba  jusqu'à sa mort. Puis nous avons connu la faillite de la BCCI, qui quoique non américaine, avait des liens proches avec l'Administration Carter et les services de renseignement. Passons, si j'ose dire les quelques milliards frauduleuses de Banco Ambrosiano et Parmalat qui n'étaient pas américains, pour en arriver à Bernie Madoff, qui a bien su vendre sa marchandise aux naïfs sinon criminels au Luxembourg.

Ces ombres au tableau du formidable succès de la place financière sont des munitions dans les mains de ses ennemis qui sont essentiellement les gouvernements étrangers chassant l'impôt qui se dérobe à eux de façon légale et illégale. Les Etats-Unis en font partie et ils ont une tendance a pratiquer une politique du "long bras", c'est à dire qu'une frontière d'un état souverain ne prévient pas les Etats-Unis d'y exercer son propre pouvoir.

La place financière et les relations bilatérales

Alors que les délocalisations d'activités industrielles de l'Amérique vers le Luxembourg n' ont pas vraiment créé de grandes protestions des syndicats, le  développement du centre financier par contre nous met dans le collimateur du gouvernement et de l'opinion publique américaine. Sont bien connus les efforts américains existants d'interdire le blanchiment d'argent, qui se sont matérialisés par une réglementation recommandée et uniformisée par le Groupe d'Action Financière ou GAFI de l'OECD. Ou aussi le réglementation américaine OFAC, qui s'applique qu'on le veuille ou non aux transferts en USD de par le monde, sanctions et amendes à l'appui.

Depuis des années des menaces que représentent quelques projets de loi américains pèsent sur la place financière, dont le fameux "Tax Haven Abuse Act" introduite par les Sénateurs Obama et Levin et qui met le Luxembourg sur une liste noire. Il y a plus: mijotant aussi dans les tiroirs du Congrès se trouve le projet de loi sur les "paradis judiciaires et règlementaires" concocté par Barney Frank, ancien représentant. Le Luxembourg risque un nouvel assaut. Et nous connaissons déjà les contraintes du "Qualified Intermediary" (QI), imaginé diaboliquement par Larry Sumners sous Clinton, Foreign Account Tax Compliance Act (Fatca, Obama) qui est le QI amplifié et le "Foreign Corruption Pratices Act" (FCPA, Carter).

Conclusions:

Les relations avec les Etats-Unis sont multiples, délicates, complexes et des fois ambiguës surtout politiquement. Les relations économiques sont intenses avec un pays qui n'est pas un voisin proche.

C'est d'abord l'initiative de l'industrie américaine, désireuse de se positionner en vue de l'essor du Marché Commun, qui est venue à la rencontre du désir luxembourgeois de les attirer. Dans la concurrence que se livraient les pays européens pour attirer ces industriels, tout un éventail de d'aides et de supports ont été créés. Le Luxembourg a profité par sa géographie et son appartenance au Marché Commun pour diversifier son industrie et son commerce.

Malgré une géographie propice pour industriels et malgré les aides, le Luxembourg s'est vu confronté à une perte de compétitivité graduelle. Il a ensuite choisi d'exploiter une série de niches souveraines: secret bancaire, taxations, positions orbitales, pavillon maritme. Cette politique a connu des succès remarquables, car la niche souveraine garantit une certaine liberté d'action, et la globalisation assure des marchés surtout européens. Mais certains produits financiers sont précaires et souvent sous attaque par les partenaires européens, sinon le reste du monde, et certainement le "long bras" des Etats-Unis. A ce jeu il importe de garder toujours une longueur d'avance, car des pans entiers du dispositif sont menacés de devenir obsolètes à terme sous de multiples pressions. Tel est le cas du secret bancaire, qui d'ici 10 ans n'existera plus dans le monde sous sa forme de cachette.

En fin de compte, le Luxembourg a vécu une américanisation rampante depuis 60 ans, qui couvre pratiquement toute activité: services, industries, agriculture, culture et divertissements. Bon nombre de luxembourgeois jouissent d'un niveau de vie sans précédent dans l'histoire du pays, grâce à une politique des niches souveraines à exploiter, souvent grâce à des produits inventés en Amérique. Citons la SES, Cargolux, Apple, Microsoft, Ebay, les fonds mutuels, les hedge funds, le capital à risque, la réassurance. Et de son coté, le Luxembourg représente un client pour les États-Unis qui achète au-delà de sa taille: avions Boeing, satellites, bons du trésor et autres investissements.

Ce n'est pas vous qui allez me contredire, vous qui lisez ceci en "Word" sur votre ordinateur HP ou sur votre iPhone ou iPad.

 (1) Plaquette Commémorative des cérémonies d'ouverture des Usines Good Year le 24 avril 1951.

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